mercredi 10 octobre 2012

Abdou Diouf: «L’avenir du français est en Afrique»


(Le Temps.ch 10/10/2012)


Pour l’ancien président sénégalais Abdou Diouf, «la langue contribue à façonner l’âme des peuples. Mais il n’y a pas une démocratie francophone, une démocratie anglophone, pas plus qu’il n’y a une démocratie wolof ou bambara.»

Secrétaire général de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) depuis 2003, Abdou Diouf s’apprête à présider le sommet qui débutera ce vendredi à Kinshasa. Pour l’ancien président sénégalais, ce sera un jalon important pour la diffusion du français et la promotion des droits de l’homme et des valeurs démocratiques, raisons d’être de l’OIF

LeTemps: En République démocratique du Congo (RDC), certains s’indignent que le prochain sommet de la Francophonie se tienne dans un pays qui, disent-ils, bafoue la démocratie et les droits de l’homme. Votre réaction?
Abdou Diouf: A ceux qui s’insurgent, je dirais que ce sommet ne peut pas ternir l’image de la Francophonie. Il ne s’agit pas d’une visite d’Etat auprès du président Kabila, mais d’une réunion de notre organisation dans un pays membre, et qui se trouve être le deuxième pays francophone le plus important au monde après la France en nombre de locuteurs. Et c’est le premier pays francophone d’Afrique.

– Ce sommet sera donc une bonne chose pour la RDC?

– Vous n’imaginez pas le nombre de lettres qui me parviennent et qui disent ceci: même s’il y a des défaillances en République démocratique du Congo en termes de démocratie, de droits de l’homme, de gouvernance, ce sommet va tirer ce pays vers le haut. Bien sûr, d’autres considèrent qu’en allant à Kinshasa, nous allons conforter M. Kabila dans son pouvoir. Mais c’est de la politique politicienne alors que les autres se placent au niveau supérieur des intérêts du peuple congolais.

– Pour la diffusion du français, ce sommet à Kinshasa est-il également important?

– L’avenir du français repose sur l’Afrique, et en particulier sur la région de l’Afrique centrale. Or nous n’y avons jamais tenu de sommet! D’après nos prévisions, il y aura 725 millions de francophones dans le monde en 2050, dont 85% seront en Afrique. La part du lion, c’est la République démocratique du Congo.

– Y a-t-il une rivalité entre francophonie et anglophonie en Afrique?

– Je n’en vois pas. Tous mes enfants et tous mes petits-enfants sont bilingues français-anglais. L’honnête homme du 21e siècle doit parler, outre sa langue maternelle, au moins deux grandes langues de communication internationale. Je me suis beaucoup investi pour la diversité linguistique, qui fait partie de l’ADN de la francophonie. Saviez-vous que l’organisation internationale avec laquelle je collabore le plus souvent est le Commonwealth?

– Votre pays, le Sénégal, reste un modèle de transition démocratique en Afrique. Quelle est la recette?

– Difficile pour un ancien président de commenter… Disons que le plus important, ce sont les institutions, pas les hommes. Nous avons été abreuvés à cela depuis très longtemps. Pour une bonne démocratie, il faut surtout de bons contre-pouvoirs, sinon les élus font tout et n’importe quoi. C’est pourquoi il est important d’avoir une société civile extrêmement dynamique. Les trois pouvoirs doivent être bien séparés. Senghor disait: plus la Cour suprême annulera mes décrets, plus je serai heureux. Il faut également des autorités indépendantes comme un médiateur de la république, une cour constitutionnelle… Tout le contraire de «L’Etat c’est moi»!

– Pour le Mali, membre de la Francophonie, vous vous êtes mobilisé afin de condamner la destruction des mausolées de Tombouctou. Mais peut-on traiter du Mali sans parler de l’onde de choc provenant de la Libye?

– Quand il y a eu l’intervention en Libye, je me suis exprimé, non en tant que secrétaire général, mais comme citoyen du monde, en me basant sur le principe de la responsabilité de protéger. Si un gouvernement n’arrive pas à protéger son peuple, et a fortiori s’il veut l’agresser, il est de la responsabilité de la communauté internationale, en l’occurrence le Conseil de Sécurité, de se substituer à ce gouvernement pour assurer la protection des civils.

– Certains Etats membres estiment que l’intervention occidentale est allée au-delà de son mandat…

– Au contraire, elle aurait dû persister pour éviter les effets pervers comme au Mali.

– Les langues façonnent-elles les démocraties différemment?

– La langue n’est pas seulement un véhicule de communication. Elle est chargée d’histoire, de politique, de culture. C’est donc difficile d’accepter la situation actuelle avec ce monolinguisme imposé. Personne ne peut exprimer une pensée complète avec un globish [pour global english, version simplifiée de l’anglais] de 1500 mots, alors que le français est d’une richesse inouïe avec tout ce qu’il charrie comme idées, par exemple la Déclaration des droits de l’homme… La langue contribue à façonner l’âme des peuples. Mais il n’y a pas une démocratie francophone, une démocratie anglophone, pas plus qu’il n’y a une démocratie wolof ou bambara. La démocratie n’est pas la même aux Etats-Unis et au Royaume-Uni. Les principes démocratiques sont universels. Mais ils s’appliquent selon le génie des peuples.

– En attendant, reconnaissez-vous que le français a perdu la bataille face à l’anglais dans les institutions internationales?

– Il faut distinguer deux choses. D’abord, les locuteurs de français augmentent dans le monde, tous les jours. La demande d’apprentissage du français est très importante, y compris chez les anglophones. Meles Zenawi, le Premier ministre éthiopien qui vient de décéder, m’a dit un jour: «Aidez-moi, car je voudrais que mon peuple parle au reste de l’Afrique». Mais ce qui gâche le tableau, c’est que dans les organisations internationales, les gens, par esprit de facilité, par nonchalance, par paresse intellectuelle, se disent «à quoi bon la diversité, parlons tous le même sabir». C’est une démission! Même parmi nos membres, certains n’hésitent pas à parler anglais, alors que leurs interlocuteurs comprennent le français…

– Peut-être est-ce une illustration de la théorie du linguiste Claude Hagège, pour qui les classes dominantes sont souvent les premières à adopter le parler de l’envahisseur?

– Je ne suis pas linguiste, mais un politique, et je constate qu’en dépit de nos efforts nous ne parvenons pas à enrayer le déclin du français dans les organisations internationales. Nous avons notamment rédigé un vade-mecum à l’intention des ambassadeurs francophones sur la conduite à tenir dans les réunions internationales. J’ai également nommé un grand témoin chargé de veiller au respect du français comme langue olympique.

– Faudrait-il davantage se comporter en «indignés linguistiques», comme vous dites?

– Exactement. Comment voulez-vous que quelqu’un qui maîtrise bien une langue aussi riche et aussi belle que la nôtre, qui a toutes les nuances, la force, la profondeur, en vienne à parler dans un anglais appauvri? Son discours perd les trois quarts de sa substance et donc de sa force de conviction. On n’a qu’à utiliser des interprètes, c’est leur métier! Ce qui me fait le plus mal, c’est quand une traduction simultanée est prévue, mais que les francophones choisissent malgré tout de parler en anglais. C’est contre-productif. C’est même idiot!

– Quels sont les bons élèves de la francophonie?

– Je ne veux pas parler pour des pays… quoique j’exprime mon admiration pour le Québec qui, dans un océan anglophone, se bat avec beaucoup de force. Si nous voulons que le français continue à vivre, il faut que nous démontrions son utilité. D’où l’importance de l’économie et des nouvelles technologies. Et que le combat soit repris par les jeunes. Mais hélas, je ne sens pas beaucoup d’intérêt ni dans les entreprises ni auprès des intellectuels. Je lisais dans Le Monde la lettre d’un lecteur disant que si nous sommes en retard dans la recherche c’est parce que nous persistons à publier en anglais. Et c’est un Français qui l’écrivait!


François Janne d’Othée
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