dimanche 11 mars 2012

Episode XVI : 12-14.01.1961, mutinerie à Thysville. Panique à Washington, Bruxelles et Léopoldville. Il faut éliminer Lumumba

Episode XVI : 12-14.01.1961, mutinerie à Thysville. Panique à Washington, Bruxelles et Léopoldville. Il faut éliminer Lumumba
"Demande accord du juif pour recevoir Satan"
Colonel Marlière, conseiller de Mobutu demandant le transfert de Lumumba au Katanga à Elisabethville, 14 janvier 1961.
L'avancée des troupes lumumbistes au nord-Katanga et la défaite des troupes de l'ANC de Mobutu à Bukavu ont sérieusement ébranlé le pouvoir néocolonial de Léopoldville. Début janvier le collège des commissaires de Mobutu est en voie de désagrégation et certains hommes politiques en vue à Léopoldville commencent à demander la libération du prisonnier de Thysville. Lumumba devient l'objet de tractation entre certains hommes politiques pour obtenir plus de pouvoir. Ainsi le 5 janvier 1961, Bolikango, politicien néocolonial, exige la libération de Lumumba comme "élément de chantage" dans ses négociations avec d'autres candidats au pouvoir. Le 9 janvier l'ambassadeur belge de Brazzaville note dans un télex que le président du Congo-Brazzaville, l'abbé Youlou, après avoir fait tout pour affaiblir le pouvoir légal de Lumumba essaye d'affaiblir le pouvoir de Léopoldville en opérant un "revirement en faveur de Lumumba". "...C'est une politique dangereuse, car elle ne dispose pas des moyens de maintenir perpétuellement l'équilibre qu'elle recherche, et risque un jour prochain d'être réduite à néant par le raz de marée du lumumbisme. Il va de soi que je m'efforce par tous les moyens de mettre l'abbé en garde contre un désastre qu'il aurait lui-même favorisé... ". (Ludo de Witte,l'assassinat de Lumumba , p.194).
Kasongo qui devait faire partie du gouvernement Ileo-Kasa Vubu exige lui aussi la libération de Lumumba dans une lettre adressée au secrétaire général de l'ONU : "Comme si le peuple congolais, en élisant librement son parlement, n'avait pas du même coup désigné ses leaders.(...) La crise congolaise est essentiellement une crise de la légalité. (...) La solution, c'est la restitution du parlement dans ses attributions constitutionnelles"(Ludo de Witte, ibid, p.194).

Le 8 janvier, prenant la mesure de l'ampleur du soutien apporté à Lumumba par le peuple congolais et devant la défection de certains hommes politiques néocoloniaux, le ministre belge des Affaires africaines, le comte Harold d'Aspremont Lynden écrit au conseiller de Mobutu, le colonel Marlière, qu'il faut éviter "à tout prix, je répète à tout prix" la libération ou l'échange de Lumumba (ibid, p. 198).

Le 9 janvier, lors de la conférence de Casablanca, les pays africains sympathisants du patriotisme congolais se prononcent en faveur de sa libération.

La conférence de Casablanca "demandait avec force le retour à la légalité lumumbiste. Hormis la question de savoir si Lumumba prisonnier est toujours un facteur politique légal, il est difficile de nier qu'il reste un symbole du Congo décolonisé, alors que la plupart de ses adversaires passent pour des valets ou des instruments de leurs anciens maîtres"(09.01.1961, De Standaard, journal flamand).

Le 11 janvier, l'ambassadeur belge de Brazzaville, Dupret, signale une situation explosive à Thysville où les partisans de Lumumba au sein de la garnison de Thysville sont de plus en plus nombreux : "Léopoldville : un malaise sérieux existe principalement parmi les Européens qui se disent que c'est le calme avant la tempête, et parmi les soldats du camp Nkokolo ou une mutinerie est toujours à craindre. Ce malaise peut s'expliquer par l'échec de Bukavu, la présence de troupes lumumbistes à Manono, le manque de fermeté du pouvoir central et les difficultés au sujet de la table ronde".

Le jeudi 12 janvier, l'agent de la CIA, Devlin, dresse un tableau relativement apocalyptique de l'avenir du gouvernement supplétif en place à Léopoldville. "La CIA et l'ambassade pensent que le gouvernement actuel peut tomber dans quelques jours. Le résultat presque certain serait le chaos et le retour de Lumumba au pouvoir...La combinaison du pouvoir [de Lumumba] comme démagogue, sa dextérité à déployer des hommes de main et de la propagande et l'atmosphère de défaitisme qui augmenterait très vite dans ces conditions au sein de la coalition [de Kasa Vubu et de Mobutu], ferait qu'une victoire au parlement serait presque assurée [pour Lumumba]".(Ludo de Witte, ibid, p.197). Cette analyse est partagée par les nouveaux hôtes de la Maison Blanche en continuité avec l'équipe Eisenhower. Ainsi le résumé des réunions de la Maison Blanche rédigé par Kalb fin janvier fait état de l'inquiétude de l'équipe de J.F. Kennedy : "Ils ne crurent jamais que Kasa Vubu serait d'accord pour convoquer le parlement (...) tous les rapports (...) étaient unanimes pour dire que (...) Lumumba était capable de renverser la situation en sa faveur, s'il était libéré et mis en position de participer aux réunions. Lumumba contnuait à dominer la scène politique congolaise, même à partir de sa cellule katangaise (où il était censé se trouver)" (ibid, p. 196).

Pour le chef de la CIA Lumumba est "un Castro ou pire...", pour la sûreté belge, notamment pour Marlière Lumumba est "Satan" personnifié enfin pour l'agent Devlin de la CIA au Congo : "refuser des mesures drastiques aujourd'hui mènerait à une totale défaite de la politique [des Etats-Unis] au Congo". (ibid, p. 1997).

De fait la subversion , comme les information transmises par Dupret le laissaient craindre, gagne le camp militaire Hardy à Thysville et le jeudi 12 janvier une mutinerie éclate. Une partie des soldats de la caserne où Lumumba est prisonnier réclame une augmentation de solde, un nouveau gouvernement et la libération de Lumumba. Le colonel Bobozo est dépassé par la situation et ne fait rien. La mutinerie se propage à l'autre camp militaire de la ville, le camp Sonankulu. Des soldats se regroupent enferment les officiers et violent leurs femmes. C'est la panique à Léopoldville. On craint à nouveau une nouvelle flambée de violence. Le lendemain, beaucoup d'Européens se dirigent vers le beach de Léopoldville pour embarquer vers Brazzaville en traversant le fleuve. En catastrophe, Mobutu, Ileo, Kasa Vubu, Bomboko et Nendaka se précipitent en avion pour visiter Lumumba et lui propose unposte de ministre au sein du nouveau gouvernement. Lumumba refuse tout en bloc. Pour Ludo de Witte, celui-ci craint d'être assassiné par les gardes dès qu'il sortira de la prison. Toujours est-il que Lumumba ne fait aucune concession.

Le 14 janvier, la mutinerie s'arrête spontanément. Il est probable que les soldats aient eu des gages financiers. Il n'empêche que dès lors la Belgique et Washington au travers de l'ancienne puissance coloniale presse les autorités de Léopoldville de transférer Lumumba hors de la capitale pour être purement et simplement éliminé.

D'après le colonel Vandewalle, la responsabilité du gouvernement belge d'Eyskens serait en cause : " Les éminences grises belges savaient toutes qu'à Bruxelles, chez Minaf (Ministère des Affaires africaines), l'objectif principal à poursuivre dans l'intérêt du Congo, du Katanga, et de la Belgique, était d'écarter du pouvoir Lumumba. P. Wigny avait aussi fait connaître (...) que tel était bien le but envisagé par Minaffreta [les Affaires étrangères]. (...) Les conseillers, chacun dans sa sphère d'influence, contribuèrent à la conception d'un plan de transfert, dans la ligne de cette politique. (...) Le chef de la Sûreté nationale, V. Nendaka, fut la cheville ouvrière dans la réalisation de l'affaire"(ibid, p.200).

Le samedi 14 janvier 1961 au matin, le colonel Marlière, conseiller de Mobutu, envoie un message-radio au commandant belge Verdikt, officier de renseignement de la gendarmerie Katangaise. Dans ce message, Marlière demande le transfert de Lumumba chez Tshombe à Elisabethville en ces termes : "Demande accord du juif pour recevoir Satan". Selon Ludo de Witte, le principal conseiller belge de Mobutu considérait que "Lumumba devait être supprimé" et qu'il s'agissait "d'une oeuvre de salubrité publique" (ibid, p. 200). L'après-midi le conseil des commissaires généraux regroupant les principaux responsables politiques au pouvoir à Léopoldville : Mobutu, Kasa Vubu, Ileo, Nendaka en présence de certains conseillers belges décident de transférer Lumumba vers le Katanga. Le message est envoyé aux autorités du Katanga via Brazzaville par Kandolo dont le conseillé était A. Lahaye.



Luc de Vos et coll., Les secrets de l'Affaire Lumumba , p.314
Message radiophonique de Brazza à E'ville, 14 janvier 1961 ; photocopie dans Brassine, Enquête..., Annexes, 9.1 et 9.2
"Collège commissaires gnéraux se permet insister afin obtenir accord transfert Lumumba à Katanga. Présence à Hardy risque provoquer nouveaux déboires. Malgré inconvénients inévitables serait opportun accorder transfert dans région sûre. Commissaire Kandolo insiste au nom de ses collègues"



De son côté l'ambassadeur belge à Brazzaville appuie cette demande auprès de Bruxelles en envoyant un télex : "Il vous paraîtra sans doute indiqué d'appuyer l'opération envisagée et d'insister auprès des autorités katangaises"(ibid, p.202). Le même jour avisé par ses conseillers Tshombe refuse. Selon Ludo de Witte : les "conseillers belges tels que Bartelous, Thomas et Tignée se sont mêlés au débat...Pendant cette réunion, le message-radio de Marlière demandant la prise en charge de "Satan", est largement commenté. La réponse est négative, ce qui en fait traduit le point de vue du Bureau-conseil : Lumumba représente "un cadeau empoisonné" pour l'Etat du cuivre (Ludo de Witte, ibid, p. 212).

Les autorités belges et celles de Léopoldville sont pressées d'agir d'autant que le lendemain le 15 janvier 1961, Dayal, adoint du secrétaire général de l'ONU au Congo signale à Hammalrskjöld : "Généralement, on est d'avis que la libération de Lumumba n'est plus qu'une question de jours" (Télégramme Dayal à "H", 15/1/61, n°D-93, Archives Nations unies). La solution d'envoyer Lumumba dans le fief de Kalonji, son pire ennemi, est envisagé. Kalonji donne très rapidement son accord aux autorités de Léopoldville. Il se déclare prêt à recevoir Lumumba dans les plus brefs délais pour le livrer à la population du sud-kasaï où les troupes de Mobutu sont accusées d'avoir massacrer des civils. Voici ce qu'en écrit Ludo de Witte.


Ludo de Witte,l'assassinat de Lumumba , p.208
"Depuis l'offensive nationaliste contre le Sud-Kasaï, fin août 1960, Lumumba représente le mal en personne pour les kalonjistes. Quelques dizaines de civils innocents ont été tués au cours des combats entre les troupes gouvernementales congolaises et les milices baluba. Cette tragédie et l'accusation que "H" lance contre l'ANC, qui, selon lui, aurait déclenché un début de génocide, sont mis sur un seul tas par les adversaires de Lumumba avec les milliers de morts tombés lors des combats entre Baluba et Lulua, ces derniers mois, et avec les victimes de la famine dont souffre de plus en plus la sécession de Kalonji (sécession favorisée par l'ancienne puissance coloniale, ndlr). Les antinationalistes accusent Lumumba de tout cet amalgame et le considèrent depuis lors comme le génocidaire de dizaines de milliers de Baluba. Il est évident que Lumumba ne sera pas gracié à Bakwanga..."


Le chef des troupes et conseiller belge de Kalonji, le colonel Jean Gillet, se dit très satisfait de recevoir "le coli", il en va de même du conseiller de Mobutu, le colonel Marlière : "On a donc le feu vert pour le départ quel que soit le point de chute. Pour moi l'affaire est réglée" (selon Brassine cité par Ludo de Witte, ibid, p. 209). Néanmoins, devant la réticence de la CIA au transfert de Lumumba dans le Sud-Kasaï et surtout au risque que Lumumba soit protégé sur le tarmac de l'aéroport de Bakwanga par le cordon de militaires ghanéens de l'ONU très favorable au mouvement lumumbiste, la solution Kalonji est délaissée au profit de la solution Tshombe. Et cela d'autant plus que la partie militaire de l'aéroport de Luano est sous le contrôle des soldats belges et katangais. Le plan échaffaudé est donc de transférer Lumumba dans la partie militaire de L'aéroport de Luano à Elisabethville. Reste que Tshombe et ses conseillers font de la résistance devant le "cadeau empoisonné". Des tractations intenses vont alors s'engager entre les autorités de Léopoldville et Elisabethville souvent sous le pilotage des conseillers belges. Selon Ludo de Witte, c'est le ministre belge des Affaires africaines qui tranchera en ordonnant aux conseillers de Tshombe de céder et d'accepter l'encombrant "colis".


Luc de Vos et coll., Les secrets de l'Affaire Lumumba , p.320
Texte de Minaf (Ministère des Affaires africaines) au consulat général d'E'ville, Minaf 06416/cab, 16 janvier 1961 ; brouillon dans AAE (fac-similé p.643), message reçu dans PVDW, Dossier Antoine (fac-similé, p.645)
"Pour Crener.
A transmettre président Tshombe.
Citation.
Minaf Aspremont insiste personnellement auprès président Tshombe pour que Lumumba soit transféré Katanga dans les délais les plus brefs. Fin citation.
Prière me tenir au courant"


Pour Luc de Vos et coll., le message du ministre belge serait arrivé trop tard et n'aurait pas eu l'impact décisif décrit par Ludo de Witte. Tshombe aurait déja pris sa décision d'accepter le transfert de Lumumba bien avant. Néanmoins ce télex montre la détermination au plus haut niveau de l'ancienne puissance coloniale pour éliminer Lumumba. Selon Ludo de Witte, le télex n'a même pas été remis à Tshombe mais à ses conseillers. "Seule la teneur du télex fut portée à la connaissance de Tshombe aucune copie ne lui fut remise " (Brassine, cité par Ludo de Witte,l'assassinat de Lumumba , p. 215). Selon Ludo de Witte (p.215-217), devant l'insistance des autorités belges, les conseillers de Tshombe sont obligés d'accepter le "colis" et le mettent devant le fait accompli. De même l'ambassadeur belge du Congo-Brazzaville insistera auprès de Tshombe pour qu'il accepte le transfert de Lumumba à Elisabethville.

Dans la nuit du 16 au 17 janvier, Nendaka accompagné d'une escorte militaire enlève le prisonier de Thysville à l'insu des soldats qui le gardent.

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