dimanche 11 mars 2012

Episode IX : 27.11.1960, l'évasion de Lumumba. La course poursuite. Avec la CIA, les services secrets belges et les forces armées de Mobutu aux trousses.

PRESSAFRIQUE 27.11.05Comment l'Américafrique, la Belgafrique, la Françafrique et l'Organisation des Nations Unies furent les fossoyeurs de Lumumba et de la démocratie congolaise naissante

Episode IX : 27.11.1960, l'évasion de Lumumba. La course poursuite. Avec la CIA, les services secrets belges et les forces armées de Mobutu aux trousses.

«Si par malheur je devais être pris, Mobutu n'aurait d'autre alternative que de me supprimer physiquement. Oh, il est bien trop lâche pour le faire lui-même ou en donner l'ordre, redoutant de prendre la responsabilité d'un tel acte. Si Patrice devait disparaître, dans toutes les villes, les villages, les forêts du Congo, tout un peuple continuera à le croire vivant, à attendre patiemment son retour, des années s'il le faut, pour les délivrer d'un néocolonialisme acharné à sa ruine.»
Les dernieres paroles d'un homme libre: Le premier ministre Emery Patrice Lumumba s'explique. Propos tenus par Lumumba à un coopérant belge, le 1er décembre 1960.
Le dimanche 27.11.1960 à Léopoldville, il pleut des cordes. Entre 20h00 et 22h00, Lumumba s'enfuit de sa résidence où il était assigné depuis le 10 octobre. Cela faisait plusieurs jours qu'il avait songé à rejoindre Stanleyville où l'ensemble de ses partisans l'attendaient. Le 18 novembre sa fille décède en bas âge en Suisse. Il avait fait des demandes pressantes auprès de l'ONU pour pouvoir procéder à l'enterrement à Stanleyville. A deux reprises il reçu de l'ONU, une fin de non recevoir. Cette requête ne fut pas acceptée par les Nations unies au motif que : "les avions en nombre limité dont dispose l'ONUC ne (peuvent) servir qu'au transport et à l'approvisionnement des troupes et du personnel" (cité par Ludo de Witte, L'Assassinat de Lumumba, Edition Karthala, p.261).
"Neutralisé politiquement" par les pions néocoloniaux soigneusement agencés par l'Américafrique et la Belgafrique, son gouvernement légitime et démocratique désavoué auprès de l'assemblée générale des Nations unies, il ne restait plus qu'à Lumumba la fuite pour rejoindre ses partisans à Stanleyville. D'ailleurs les services belges étaient sur le qui-vive. L'ambassadeur belge à Brazzaville, Robert Rotschild, sur la base d'information en provenance de l'agent Crokart averti les autorités belges et les autorités supplétives congolaises dans un télex : "Lumumba : "suite renseignements recueillis sur évasion probable vers Stan, la garde armée nationale fut renforcée depuis 26 [novembre]" ( Brazza 864 du 28 novembre 1960) (Luc De Vos et coll., Les secrets de l'Affaire Lumumba, p.262).

Le soir du 27 novembre, Lumumba est caché à l'arrière d'une chevrolet ramenant ses domestiques. Il est caché sous les pieds des passagers de la banquette arrière blotti contre les sièges avants. Compte tenu des pluies torentielles le service de sécurité de l'ANC de Mobutu est moins vigilant. Il passe sans encombre les contrôles. A l'hôtel Astoria, il change de véhicule et rejoint à Nsele certains de ses collaborateurs qui ont décidé de rejoindre Stanleyville avec lui. "...une colonne de trois véhicules se forme : une Fiat avec, à son bord, L. Akunda, ex-chef de cabinet de Mpolo, et V. Wingdi, secrétaire administratif de Lumumba ; la peugeot bleue, quasiment neuve, de l'ex-Premier ministre conduite par Diaka et transportant Lumumba avec sa femme Pauline Opango et leur petit Roland, et la Chevrolet" ( cité par Ludo de Witte, L'Assassinat de Lumumba, Edition Karthala, p. 128). La distance qui sépare Léopoldville de Stanleyville est longue de plus de 2000 kilomètres. Un long périple semé d'embuches s'annonce pour Lumumba et sa petite troupe. Sur le chemin il est rejoint par plusieurs membres de son gouvernement et par des nationalistes d'envergure. Il y a les ex-ministres Gbenye, Mbuyi, Mpolo, Kashamura et Mulele, le vice-président du Sénat Okito, et le gouverneur de la banque centrale Mujanay.

Pour Lumumba il ne s'agit pas d'une fuite mais de la suite logique de son action politique visant à restaurer la démocratie au Congo et réinstaller son gouvernement à la légitimité démocratique indiscutable. Un communiqué de presse de Lumumba paraît le lendemain soir de son départ :

"Contrairement aux rumeurs répandues et diffusées même sur les ondes de la Radio nationale, je n'ai jamais envisagé mon départ de Léopoldville comme fuyard. J'ai bien demandé officiellement aux autorités des Nations unies de pouvoir me faciliter le déplacement jusque Stanleyville pour un ou deux jours afin de procéder à l'enterrement de ma fille décédée le 18 courant en Suisse où elle a été envoyée par les soins du docteur Beck, chef de la Mission médicale suisse au Congo. A cela j'ajoute le fait que depuis sa naissance, je n'ai pas eu et je n'aurai plus jamais possibilité de voir ma fille.
Mon voyage avait donc un caractère strictement familial de durée limitée avec l'intention de revenir à Léopoldville où je dois attendre l'arrivée de la commission de Conciliation...Par ailleurs, j'espère rencontrer prochainement M. Kasavubu qui manifeste depuis New-York l'idée d'organiser une Table ronde nationale à laquelle je dois assister en tant que Premier Ministre du seul gouvernement légitime, en même temps que Tshombe, président du gouvernement provincial katangais..." (extrait publié dans Luc de Vos et coll,Les secrets de l'Affaire Lumumba p. 260)

Ce fut les services secrets belges et l'ONUC qui furent les premiers à s'appercevoir du départ de Lumumba, dans la nuit du 27 au 28 novembre. Aussitôt c'est la panique à Léopoldville, à Bruxelles et à Washington. Dayal, adjoint au Congo du secrétaire général de l'ONU déclare : "Si Lumumba réussit à atteindre Stanleyville, alors la situation change sur l'heure" (Ludo de Witte, L'Assassinat de Lumumba, Edition Karthala, p.128). L'ambassadeur des USA, Timberlake, déclara ultérieurement que Lumumba "aurait été plus que probablement en mesure de reconquérir le contrôle sur le gouvernement central au départ de cette position favorable, s'il avait pu un jour gagner Stanleyville" (ibid, p. 128-129). Hammarskjöld évoque auprès des autorités états-uniennes la possibilité de déployer des troupes de l'ONU entre Stanleyville et Léopolville si Lumumba parvient à son objectif. Le secrétaire général de l'ONU considérait que Mobutu "n'était pas capable de résiter" aux forces de Stanleyville (ibid, p.129). Dupret tient au courant par télex Bruxelles de la situation : "La fuite de Lumumba et la possibilité de l'installation d'un gouvernement central révolutioinnaire à Stanleyville constituent des facteurs dont les conséquences sont actuellement imprévisibles mais certainement très graves" (ibid, p.130-131). Un agent de la sûreté belge déclare : "on ferait l'impossible pour empêcher Lumumba de rejoindre Stanleyville et d'y instaurer "un régime de démocratie populaire" (ibid p.131).

Les services secrets belges vont informer les autorités néocoloniales congolaises de Léopoldville de l'évasion de Lumumba. L'ambassadeur belge à Brazzaville informé par ses services envoit un télex le lundi 28 novembre : "Probablement certain que Lumumba s'est évadé. Nouvelle pas encore connue à Léo. Actuellement aucune réaction. Recherches actives sont entreprises. Kasa et Mobutu actuellement à Brazza pas encore avisés" (Brazza 826 du 28 novembre 1960). (Luc De Vos et coll.,Les secrets de l'Affaire Lumumba, p.262). Albert Kalonji est rapidement informé par la sûreté belge : "prenez garde Lumumba en fuite - s'il est à Luluabourg faites l'impossible pour l'arrêter" (ibid, p. 262). Kasa Vubu est prévenu lundi matin vers 11h00 à Brazzaville. Mobutu sera avisé plus tardivement. Visiblement dépassé par la situation, il tarde à fixer des directives précises aux troupes sous son commandement. Il sera aidé en cela par la sûreté belge et la CIA qui lui proposent une assistance technique aérienne pour repérer le convoi de voitures transportant Lumumba et un certain nombre de ses ex-ministres. Plus tard il sera relaté que c'est Mobutu qui a demandé l'assistance technique. La CIA minimisera son rôle dans le repérage et l'arrestation de Lumumba lors de la commission sénatoriale de 1975. Pour les universitaires belges Luc De Vos et coll., (Les secrets de l'Affaire Lumumba, p. 262), "les télex de l'époque envoyés à Bruxelles via l'ambassade de Belgique de Brazzaville, ne paraissent pas réduire le rôle de la CIA (Devlin et ses collaborateurs) à des formes aussi modestes".
Extrait d'un télex de l'ambassadeur belge à Brazzaville à Bruxelles, Brazza 880, 1er décembre 1960 ; AAE. (Luc De Vos et coll., Les secrets de l'Affaire Lumumba, p.263)
" Répéter Minaf et Caeymaex. e070/a (agent A. LAhaye selon ibid) communique à Crokart qui m'informe :
1. Attire votre attention sur gravité situation provoquée par évasion Lumumba. Désorganisation administrative congolaise et inertie Mobutu gênent mesures coordonnées pour intercepter Lumumba en route vers Stan. Malgré multiples efforts déployés le 30 par divers commissaires, Mobutu n'a pu être touché. Donc j'ignore si mesures ont effectivement été prises bien qu'il ait été possible de surveiller nombreux bacs sur route suivie par Lumumba.
2. Efforts déployés par Sûreté nationale congolaise pour renseigner Mobutu être importants. Délégués avoir été envoyés à Kikwit et Luluabourg...
3. Renseignements sur itinéraire probable Lumumba ont été communiqués à Force Sud-Kasaï. En effet sérieuses possibilités existent tendre embuscade.
4. Tshombe a été avisé de l'information mentionnée sous le n.3
5. e070/a a été contacté ce jour ainsi que Kandolo/par/Raymond et collègue, fort intéressés à arrestation de Lumumba. Aide totale promise dans ce but par Raymond (1). Notre interlocuteur très inquiet tournure évènements et passivité ONU. Attitude représentant civil ONU stan de nationalité tchèque fort critiquée ainsi que personnalité Dayal et entourage par Raymond attitude française aussi identique. ...
8. Suite évasion Lumumba, réaction immédiate collège commissaires généraux et gouvernment Ileo indispensable sous double aspect militaire et psychologique. Cependant désorganisation et inertie totale et Kasa-Vubu être inopérantà ce jour. Nombreuses pressions en cours pour provoquer cette action. Impossible sera tenté.
9. e070/a insiste sur gravité et possiblité prise de pouvoir par Lumumba sur grande partie du territoire congolais. Nouvelles scissions imminentes. Etablissement régime démocratique populaire sérieusement à craindre si Lumumba pas arrêté.

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(1) note des auteurs bas de page : "Raymond et sa maison". Tout indique qu'il s'agisse probablement de la CIA.

Tout laisse à penser que les services secrets belges et la CIA manoeuvrent en coulisse les acteurs néocoloniaux de la crise pour récupérer Lumumba. Si "Raymond et sa maison" constituent pour Luc De Vos et coll., un code pour désigner la CIA, le fameux Raymond fut identifié par Ludo de Witte (ibid, p.131) comme le copropriétaire et le pilote d'Air Brousse. Ainsi toujours selon l'ambassadeur belge à Brazzaville : "On s'attend ici à l'arrivée prochaine de Lumumba à Stan après tournée dans intérieur province Léopoldville et Nord-Kasaï. Appui égyptien et soviétique via Le Caire est considéré par plupart y compris ambassade Etats-Unis comme certain. Il n'est pas exclu de voir certaines ambassades s'installer à Stan, ou Parlement croupion serait également convoqué. Timberlake paraît extrêmement ferme et décidé réagir avec force même si la situation devait évoluer de manière critique. " (ibid, p. 264-265). Dans cette missive Mobutu, Ileo et Kasa-Vubu sont décrit comme "profondément vélléitaires et se chamaillant continuellement pour affaires peu importantes..." (ibid, p.265). Il est envisagé de relancer les réseaux anticommunistes du Congo pour relancer l'opposition politique à Lumumba compte tenu des milieux "modérés à Léopoldville particulièrement amorphes". En parallèle Mobutu reçoit une assistance technique par une compagnie aérienne européenne. "Il lui fut fourni à la fois l'appareil et le pilote européen, un spécialiste des vols de reconnaissance à basse altitude" (Heinz et Donnay cité par Luc De Vos et coll., ibid,p. 269). En fait deux avions de la Sabena avec des pilotes belges vont silloner le Congo à la recherche de Lumumba. Le premier en directiond de Stanleyville (nord-est), le deuxième en direction du Kasaï (sud-est) Luc De Vos, Les secrets de l'Affaire Lumumba, p.268).

Aussi surréaliste que cela puisse paraître, le voyage de Lumumba est triomphal, partout où il s'arrête ses partisans lui demandent de faire des discours publics. A la demande de ses concitoyens, Lumumba se voit obligé de donner de véritables conférences dans les villages devant des foules nombreuse. Alors que Lumumba a les services secrets belges, états-uniens, la sûreté congolaise et les troupes de Mobutu après lui, sa course vers Stanleyville distante de 2000 kilomètres se transforme en représentations ambulantes. Lumumba, loin d'être naïf, savait pourtant parfaitement ce qui l'attendait s'il était arrêté par Mobutu comme il le révèlera à un coopérant belge juste avant son arrestation le 1 er décembre (cf. bas de page).

Le cortège progresse lentement devant les barrages et sous des pluies torrentielles. Le lundi 28 novembre Lumumba arrive à Kenge vers midi, à 19h il passe Masi-Manimba, il arrive mardi 29 novembre à 09h00 à Bulungu. Dans cette localité les membres du cortège des trois voitures et du camion veulent se réapprovisionner mais un habitant reconnaît Lumumba et la nouvelle se répand comme une traînée de poudre. Les habitants veulent un discours de celui qu'ils semblent attendre comme le messie. Lumumba à 10h30 est contraint "de faire un meeting public au centre de Bulungu devant une foule très enthousiaste" (ibid, p.265). "Il dit ses difficultés de Léopoldville ; il ne va pas à Stanleyville comme un fuyard mais pour se charger de la libération du territoire national et de la protection du peuple" (Heinz et Donnay cité par Ludo de Witte, L'Assassinat de Lumumba, p. 130). A Bulungu, siège d'exploitation des plantations Lever du Congo, un employé portugais identifie Lumumba et "prévient la direction qui alerte aussitôt par phone les autorités militaires" (Luc De Vos, ibid, p.267). Les services secrets belges rendent compte aux autorités belges du passage de Lumumba : "Renseignements de dernières heures. 3 voitures et un camion chargés hommes armés accompagnent Lumumba qui a déclaré le 29 à Bulungu il se rendait à Stan via le Kasaï où il ferait une déclaration ce jour. N'est pas passé par Kikwit..." (Luc De Vos et coll., ibid, p. 267).

Lumumba progresse dans le Kasaï, il passe par Pukulu vers 14h puis à Mangaï le mardi 30 novembre en début de matinée. Le mercredi 1er décembre il atteint Port-Franqui, dans l'est de la province du Kasaï, où la popoulation y est pro-nationaliste. Aux environs de Mweka, quelques 150 kilomètres plus loin sur la route de Luluabourg, le groupe est arrêté : "Le commissaire de district les accueille avec des élus et des autorités locales : la foule attend le Premier ministre et veut l'entendre". Lumumba fait un nouveau discours acclamé par la foule. Le mercredi 1er décembre l'un des véhicules du cortège de Lumumba s'arrête à 2 km d'un chantier forestier. En effet l'un des véhicules est bloqué par un arbre de fort diamètre, l'autre est ensablé. Lumumba sera alors secouru par un coopérant belge, chef de chantier, qui lui prêtera ses engins pour débloquer le véhicule. Durant ce temps Lumumba acceptera de se confier au cours d'une conversation libre qui s'avèrera être un monologue selon les transcriptions données par le coopérant. D'après Colette Braeckman : "durant ces heures d'attente, un étrange dialogue s'est déroulé entre le bon Samaritain belge et le fuyard, décrit comme inquiet et tendu, incroyablement prolixe et sûr de lui. Dès le départ du cortège, M. Albert Hermant s'empresse de noter à toute allure, en steno, l'essentiel des propos de Lumumba et, quelques jours plus tard, sur sa vieille machine à écrire, il dactylographie le tout". (Colette Braeckman, Le Soir, 3.11.2001 ; les dernières paroles de liberté de Lumumba). Depuis la veille des avions de reconnaissance survolent le Kasaï. C'est grâce à l'un d'eux que le cortège sera repéré quelques heures plus tard près de Lodi.
Les dernieres paroles d'un homme libre: Le premier ministre Emery Patrice Lumumba s'explique. Propos tenus par Lumumba à un coopérant belge, le 1er décembre 1960. Retranscrit quelques jours plus tard par le coopérant.
Lumumba dès le debut de la rencontre, l'apostropha en disant: «Vous, en tant que Belges, que me reprochez vous?»
Passablement démonté par cette question, Hermant répondit:
«Avouez que votre discours du 30 juin n'était pas tendre, ni pour le Roi, ni pour la colonisation, dont les résultats n'étaient pas tous négatifs, que je le sache. De plus, si j'en crois les versions de vos pairs et des médias internationaux, vous seriez inféodé au communisme.».

«Nous y voilà»
, éructa alors Lumumba, avant de se lancer durant deux heures dans un monologue relatant les épisodes ayant marqué son cheminement politique.
«Mon discours du 30 juin n'était en rien dirigé contre le Roi, que je considère comme un homme honnête, sans pouvoirs réels, ni contre le colonisateur. Il se voulait une réplique cinglante à l'allocution du président Kasa-Vubu qui, selon nos accords, aurait dû me soumettre le texte de son discours et ne l'a pas fait. De plus, cet exposé célébrant les mérites et les réalisations du pouvoir colonial, était l'exacte réfutation des propos xénophobes et revanchards qu'il développait en conseil restreint ou en privé. Cette duplicité, qui ne se dementira plus, me mit dans une colère froide, ma parole dépassa peut-être ma pensée, mais c'était sous l'influence de votre compatriote M. Jean Van Lierde».
Lumumba poursuivit son allocution à Albert Hermant:
«Donc, selon vous, je suis un suppôt du communisme: sachez bien que je suis au courant du désenchantement généralisé de la population. Mes amis ghanéens, camerounais, et guinéens m'ont tous confirmé cet état de choses. Mais n'est ce pas un moindre mal, quand vos prétendus amis vous làchent et, mieux encore, veulent vous asservir par des malversations et le pillage. Je dis bien pillage, oh, rien de violent, en réalité une dupérie planifiée par des spécialistes.»

Lumumba expliqua alors que, s'il s'agit de la mise en commun des richesses, dépuis toujours le nègre est un parfait communiste. Et il souligna que ce sont les colonisateurs qui, par leur exemple, ont engendré des goûts immodérés de luxe, une soif inextinguible de pouvoir chez les pseudo-évolués.«Au Ghana et au Nigeria, les Anglais, quoique distants, étaient toujours polis et sans la moindre acrimonie à l'égard de leurs administrés. Dans les ex-colonies françaises, des centaines d'étudiants étaient chaque année envoyés dans des universités et hautes écoles. En Angola et au Mozambique, les Portugais vivaient en parfaite harmonie avec les populations locales. Vous autres Belges, vous n'avez pas formé un seul universitaire, un seul officier et, ce qui est pis, vous nous avez toujours traités avec arrogance, dédain, condescence.
Il y a trois ans, j'avais proposé au ministre Buisseret de ne plus remplacer les fonctionnaires expatriés partant à la retraite, permettant ainsi une relève graduelle par la base, avec comme corollaire la création d'écoles d'administration avec formation accélérée, à l'usage des futurs cadres. Il me répondit que de telles réformes n'étaient pas à l'ordre du jour; étant donné le caractère confessionel de l'enseignement dispensé par les seules écoles missionnaires.»
Lumumba poursuivit: «Avec mes amis, N'Krumah du Ghana, Moumié du Cameroun, Roberto Holden d'Angola et bien d'autres, progressistes et nationalistes, nous voulons, primo, réviser les frontières arbitrairement fixées à Berlin par des diplomates ignorant tout de l'Afrique, en vertu d'intérêts contradictoires qui ne sont pas ceux des populations. Les troubles de Léopoldville, le 4 janvier 1958, servirent de déclic et forcèrent le gouvernement belge à réagir rapidement et à modifier une tactique en vigeur depuis toujours: de paternaliste et tatillonne, elle devint laxiste et permissive.
N'étant pas suffisamment puissante pour s'imposer par la force, la Belgique décida d'employer la duperie. L'adage «diviser pour régner» étant toujours de mise, elle s'efforça de multiplier en sous-main la naissance de partis à caractère ethnique ou régional, facilement contrôlables et réveillant de vieilles rancoeurs remontant à la nuit des temps. Sous le prétexque, grotesque et ridicule, de défense de la civilisation occidentale ménacée par les Russes, elle créa et renforça une base militaire à Kamina. En réalité, cette base était destinée à l'intimidation de l'État congolais.
Lors de la Table Ronde de Bruxelles, les délégués belges firent preuve d'une ignanimité remarquable en acceptant sans la moindre réticence nos desiderata. En réalité, toutes les sociétés d'État se retirèrent du Congo, réclamant et obtenant des dédits fabuleux de la part de l'État. Toutes les companies optèrent pour le droit belge, éludant ainsi l'obligation de régler leurs impôts chez nous. La réserve d'or de la Banque du Congo fut expédiée en Belgique, colons et commerçants transférèrent en Europe une grosse partie des fortunes acquises par la spoliation des indigènes. L'autonomie consistait à nommer des ministres, polichinelles recevant à foison voitures haut de gamme, maisons luxueuses, rétributions mirobolantes, décoronations à faire pâlir de jalousie un portier du Majestic. Un convoi de prostituées avait quitté les bas-fonds de Bruxelles pour desservir les maisons de passe à Léopoldville.
Cela, je ne pouvais l'accepter. Je m'attirai des antipathies tenaces en refusant net toutes les propositions de cadeaux offertes par les ministres de la métropole, je proposai au parlement la nationalisation de l'Université de Lovanium, la laïcisation de l'enseignement m'attirant les foudres de l'Église Catholique, je muselai les officines de renseignement et de propagande que constituaient les missions protestantes: c'est pour cela que je suis devenu la bête noire de tous ceux qui s'interessent au Congo, non pour le bien-être de son peuple mais pour ses immenses richesses.
De cela, il resulta les sécessions du Katanga et du Kasaï, provinces minières qui devaient assurer 80% des recettes du Trésor. Ces sécessions, sans aucune base légale ni justifiée, sont des émanations des sociétés minières trafiquant dans la région. L'Union Minière, aidée par les Weber, Cumont et autres Aspremont Lynden, soudoya la marionnette Tshombe et son parti, la Conakat, qui representait 50% de la population du Katanga. Le reste était du ressort de la Balubakat, leurs farouches opposants. Quant à la sécession du Kasaï, elle était le privilège du co-fondateur de mon MNC (Mouvement National Congolais), le renégat Kalondji, qui, par la grâce de M. Cravatte et de la société Forminière, devint le ridicule empereur du Kasaï.»
Dénonçant la duplicité des Belges, Lumumba s'emporte:
«Après le 30 juin, les Belges mangèrent du lion et, sous le prétexte mensonger de protéger leurs intervenants menacés, ils firent intervenir leurs troupes métropolitaines. Je suis formel: les incidents survenus à Thysville furent réprimés par des officiers Congolais novices, j'en conviens, mais suppléant à la carence des cadres déserteurs. Le calme régnait à Thysville quand parvinrent au camp les nouvelles du bombardement absurde du camp de Matadi par un bateau belge, causant la mort de 113 soldats Congolais, bombardement inutile, tous les Européens ayant sans raison pris place à bord d'un paquebot avec le gouverneur Cornélis, attendant bravement à 200 mètres du bord pour scander «macaques, enfants de macaques.».
A l'annonce de cette nouvelle, ajoutée à celle du camp aérien de Decommune à Elizabethville, l'émeute devint générale et les mutins se répandirent dans toute la région, commettant des exactions regrettables que je n'excuse pas, mais sans en assumer toutes les responsabilités. Cherchant à calmer les esprits, nous decidâment avec le président de visiter tous les endroits les plus brûlants. L'aviation toujours dirigée par les Belges, était officiellement mise à notre disposition. Mais en réalité, par pilotes et tour de contrôle interposés, ces derniers s'ingénièrent à nous retarder.
Copieusement insultés à Kamina par les soldats métropolitains, réembarqués manu militari à Elisabethville comme des pitres ridicules, ayant, sur le conseil de l'ambassadeur américain, demandé l''ntervention de l'ONU, je réalisai que nous avions commis une erreur fatale: nous nous étions livrés pieds et poings à l'ogre américain. Effectivement, l'ambassadeur Timberlake devint le véritable meneur de la politique gouvernementale, en devenant l'âme damnée de mon fils spirituel, de celui qui me devait tout, son grade de Colonel, son ascension rapide, le sergent comptable Mobutu.
C'était un compagnon de la prémière heure. Je m'étais rendu compte qu'il était alcoolique, obséquieux avec les puissants, mais qu'il puisse devenir Judas et félon, je ne le pensais pas. Nous donnâmes l'ordre d'en finir avec les sécessions. Pour ce faire, les soldats du général Lundula foncèrent sur le sud-est du Katanga, avec l'aide des gens de la Balubakat, ils s'emparèrent de Manono et se dirigèrent vers Albertville (aujourd'hui Kalemié). Ceux venant de Luluabourg (aujourd'hui Kananga) et de Luebo récupèrent Mbuji Mayi, chassant l'empereur Kalondji. La sécession kasaïenne avait vécu, la katangaise était aux abois.
L'Union Minière entra en transes. Les troupes belges, sommées de quitter le territoire par les Nations Unies, multipliaient les subterfuges pour en retarder l'échéance, mais n'osaient intervenir, de peur de mécontenter le caïd, l'Oncle Sam. Timberlake, le faiseur de rois, appela le vendu, Mobutu, lui enjoignit de conclure un cessez-le-feu avec une armée katangaise n'existant nulle part ailleurs que sur papier et de donner l'ordre à nos troupes d'évacuer la province sécessionniste. Des avions américains prêtés pour la circonstance se chargèrent de les ramener après une ultime humiliation: ces hommes qui n'avaient fait que leur devoir furent obligés de rendre leurs armes. Cette forfaiture impardonnable de Mobutu allait permettre aux d'Aspremont Lynden, Weber et consorts de constituer une gendarmerie katangaise, ramassis de mercenaires de toutes nationalités, sans la moindre respectabilité ni légalité.
Mobutu commença par démobiliser les membres de l'armée non dévoués à sa cause, les remplaçant par une garde prétorienne recrutée dans l'Equateur, en fait les exécuteurs de ses basses oeuvres.
Toujours empressé à satisfaire ses bailleurs de fonds et fournisseurs de whisky, le colonel monta à mon encontre une véritable coalition d'opposition, où l'on retrouvait pêle-mêle Kasa-Vubu et Tshombe qui, avec l'aide de la Sûreté belge et de radio Makala, nous abreuvaient d'injures. Misant sur les chambres régulièrement élues, je demandai pleins pouvoirs. Payés royalement, certains députés s'abstinrent, d'autres furent empêchés de prendre part au vote par coercition ou panne de voiture.
Le président nomma un Premier ministre, M. Iléo, gouvernement mort-né n'ayant jamais obtenu le quorum nécessaire à l'investiture. Un collège de commissaires composé de jeune étudiants et d'une foule de conseillers se couvrit de ridicule en prenant des décisions contradictoires et inconhérentes.
L'anarchie s'installait et tout naturellement j'en devins le bouc émissaire. Timberlake tint conseil et dit qu'il fallait révoquer ce révolutionnaire par un acte légal, et je fus donc démissionné pour corruption.
Outré par des accusations aussi fausses, je tins plusieurs réunions, écouté par des foules immenses et dans une ferveur telle que Mobutu me fit mettre en résidence surveillée. Averti d'une tentative d'assasinat à mon égard, le général Dayal fit garder ma résidence par des soldats ghanéens. Par deux fois, la CIA a tenté de m'assassiner, la prémière fois en m'envoyant un agent chargé de m'empoisonner; arrêté, il avoua le but de sa mission, contre la vie sauve; la seconde, en envoyant un tireur d'élite à Stanleyville, qui faillit à sa tâche, le fusil ayant été saisi par les gardes. A Léopoldville, une condamnation à mort pour haute trahison, appel de troupes étrangères, entraves au fonctionnement de la démocratie fut obtenue d'un tribunal fantôme, tribunal sans magistrats, sans avocats. Le procureur, toujours belge, delivra un mandat d'arrêt. Un ministre du collège des commissaires m'apprit que le nouveau président des États-Unis allait être investi et que mon cas devait être réglé avant car il risquait de ne pas entériner les actes de son prédéceur.
Je compris et decidai de prendre la fuite pour rejoindre Stanleyville, retrouver mes amis déjà sur place et attendre les autres qui s'enfuyaient. De là, nous, nous pourrons avec l'aide de 90% du peuple reprendre les rênes de ce pays grugé par des dirigeants indignes.»
Et Lumumba conclut, lucidement: «Si par malheur je devais être pris, Mobutu n'aurait d'autre alternative que de me supprimer physiquement. Oh, il est bien trop lâche pour le faire lui-même ou en donner l'ordre, redoutant de prendre la responsabilité d'un tel acte. Si Patrice devait disparaître, dans toutes les villes, les villages, les forêts du Congo, tout un peuple continuera à le croire vivant, à attendre patiemment son retour, des années s'il le faut, pour les délivrer d'un néocolonialisme acharné à sa ruine.»
Samedi prochain :
Episode X : le 1er décembre 1960 l'arrestation de Lumumba

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