Le 30 juin est un jour de commémoration en République Démocratique du Congo et dans certains milieux africains. Ce jour de 1960, le Congo accédait à son indépendance du Royaume de Belgique, mais la liesse fut de courte durée. Emery patrice Lumumba, le héros de la lutte pour l’indépendance, fut rapidement assassiné (le 17 juin 1961). Avant son élimination physique, il avait été confronté à une crise politique, diplomatique et militaire orchestrée par les pays occidentaux qui tenaient fermement à reprendre pied dans « leurs » anciennes colonies.
L’aventure coloniale devait être relancée sous une forme, certes moins ostentatoire, mais bien réelle. Le « néocolonialisme ». Les obstacles comme Lumumba devaient être éliminés sans état d’âme.
Le Martyr congolais reste malgré tout dans les esprits et son personnage revient avec acuité sur le devant de la scène tous les 30 juin. C’est qu’il a laissé sur le Congo une marque indélébile de fierté qu’il revenait aux Congolais de préserver. Mais ont-ils jamais pu ?
En tout cas, 53 ans après son indépendance, le Congo vit toujours de l’aide extérieure (aide humanitaire des ONG et des églises, aide budgétaire des institutions et des pays occidentaux,…). Sur le plan de la défense, la sécurité du pays est « délaissée » entre les mains de l’ONU (près de 20 mille casques bleus[1] recrutés dans une cinquantaine de pays).
C’est dire à quel point le Congo de Lumumba se trouve dans la plus inquiétante des situations sur le plan de la viabilité.
Revenant sur le concept même de l’Etat souverain, tel qu’il transparait dans la Convention de Montevideo[2], le cas du Congo continue de soulever des interrogations légitimes. Pour rappel, la Convention de Montevideo (1933) consacre, à son article 1er, les quatre attributs d’un Etat souverain : une population permanente, un territoire déterminé, un gouvernement autonome et la capacité d’établir des relations avec d’autres Etats.
Dans le cas du Congo, on semble désespérément plus proche des acquis théoriques que de la réalité.
Le Congo de Lumumba, un Etat souverain ?
Un Etat sans défense
La question de savoir si le Congo était prêt pour l’indépendance en 1960 se posera toujours. Il est toutefois admis qu’en dépit des risques annoncés d’une « indépendance immédiate », le contexte de l’époque et l’enchaînement des évènements rendirent illusoire l’idée d’une indépendance concédée par étapes.
La violence des rapports entre Congolais et Belges était telle que plus personne n’était en mesure de maîtriser la situation. S’il est maintenant établi que l’indépendance arriva trop tôt, la décolonisation quant à elle arriva trop tard[3] compte tenu des frustrations et des humiliations endurées des années durant.
Depuis, le Congo pâtit du faible niveau de ses décideurs politiques obligés de s’en remettre en permanence aux puissances étrangères pour mener à bien jusqu’aux plus basiques des missions de l’Etat comme la sécurité publique. Une vulnérabilité qui ne pardonne pas.
En effet, incapable de se doter d’une armée à la hauteur de ses défis, le Congo est, depuis maintenant deux décennies, la proie facile des pays limitrophes (Rwanda, Ouganda, Burundi) et non seulement.
En novembre 2012 la milice tutsie du M23 s’emparait de la ville de Goma, avec l’aide de l’armée rwandaise, l’armée congolaise ayant déserté la ville sans combattre.
Quatre mois plus tard, une autre milice, les Maï-Maï Bakata Katanga, s’emparait de la deuxième ville du pays, Lubumbashi, capitale de la province stratégique du Katanga.
A l’ONU, le mandat de la Monusco, la mission des nations Unies au Congo, est renouvelé presque automatiquement depuis 1999, une façon de consacrer l’idée selon laquelle le Congo est un pays dépourvu de moyens de défense minimale.
Or, pour revenir sur les fondements théoriques de l’Etat, on ne peut concevoir un Etat qui ne soit pas capable de disposer du « monopole de la violence légitime », à l’intérieur de ses frontières (Max Weber) et de la capacité de se défendre militairement, avec des moyens autonomes, contre des agressions extérieures. Car « les Etats font la guerre, et la guerre fait les Etats » (Charles Tilly).
Faut-il toujours considérer le Congo comme un Etat souverain, celui-ci partageant sur son territoire national le droit d’exercer la « violence » avec des forces étrangères (casques bleus) ; des forces non-étatiques comme les soldats rwando-ougandais (M23), les milices locales (Mai-Mai) et une multitude de bandes armées comme la LRA de Joseph Kony ?
Une crise de légitimité politique
Si la question de la défense nationale traduit la réalité d’un Etat à minima, la situation politique n’est guère plus rassurante. En effet, le régime actuel de Kinshasa repose sur des bases particulièrement fragiles en termes de légitimité politique, et les discours officiels n’y peuvent rien.
Pour la petite histoire, les principaux décideurs politiques congolais sont issus des guerres d’agression menée essentiellement par le Rwanda et l’Ouganda (Première et Deuxième Guerre du Congo, et Guerre du CNDP). Portés au pouvoir, à Kinshasa, par des armées d’agression, c’est-à-dire par un acte d’infraction au droit international. Ils ont tenté de se légitimer en organisant deux élections (2006 et 2011). L’élection de 2011 s’est soldée par un sanglant hold-up et se trouve à l’origine d’une crise institutionnelle qui, depuis, paralyse le pays.
Quant à l’élection de 2006, initialement présentée comme démocratique, il a été révélé qu’elle avait été truquée à partir de Bruxelles[4], ce qui, du coup, enlève aux autorités de Kinshasa les arguments permettant de se présenter en tant que représentants légitimes du peuple congolais.
Le pire, c’est que leur bilan en matière économique et sociale ne plaide pas pour elles. Le Congo, en dépit de ses richesses naturelles, est, en effet, tout dernier au classement mondial de la pauvreté (186ème sur 186 pays[5]). Un indicateur parmi tant d’autres (corruption[6], mauvaise gouvernance,…) qui enlève au pays la dimension de l’Etat en tant que « contrat social ».
Un Etat tout de même
Le Congo avait acquis son indépendance et siège, depuis, dans les instances internationales comme un Etat parmi d’autres, un Etat dont la souveraineté, sur le plan du droit, n’est plus sujet à débat. C’est un acquis dont on mesure la portée en revenant sur la difficile lutte d’autres peuples (Palestiniens, par exemple) qui peinent toujours à exister en tant que nation souveraine sur le plan international. A ce titre, Lumumba mérite amplement l’hommage qui lui est rendu. Reste à savoir si son combat fut celui d’un homme, révolté par les ravages du système colonial, ou celui d’un peuple, dont il aurait été l’incarnation, dans la lutte « nationale » contre le joug colonial. Ce qui renvoie à la question de savoir si le Congo fût jamais une « nation ».
Le Congo de Lumumba, une nation ?
La question de savoir si le Congo pouvait revêtir l’appellation de « nation » s’est toujours posée. Dès l’accession du pays à l’indépendance, la crise des sécessions (Katanga, Sud-Kasaï) renvoya sur la face du monde l’image d’une population embrigadée de force par la puissance coloniale dans une nation artificielle, juste destinée à répondre aux besoins économiques de la métropole.
La succession des évènements tragiques, depuis, n’a jamais permis aux Congolais de débattre d’une question aussi fondamentale et existentielle que celle de l’appartenance à une même nation.
Lumumba semble avoir anticipé le débat en s’illustrant sur le terrain du panafricanisme. Avec plusieurs leaders comme le Ghanéen Kwame Nkrumah, Lumumba ne lutta pas seulement pour l’indépendance du Congo, mais pour la libération de toute l’Afrique. Difficile de savoir si le panafricanisme qu’ils prônaient devait aboutir à un nouveau tracé des frontières des nations africaines ou à la consolidation des espaces de prospérité commune sur l’exemple de l’Union européenne.
On peut au moins relever que le Congo est sûrement plus proche des pays « plurinationaux » comme la Bolivie ou l’Inde que des Etats-Nations occidentaux ayant achevé le processus d’intégration des communautés disparates dans un moule national.
Les élections de 2006 ont révélé une ligne de fracture Est-Ouest (swahili-lingala). Et à regarder de plus près, on met en évidence une multitude des identités derrière les deux blocs le pays comptant plus de 200 groupes ethniques[7].
A l’évidence, le Congo en tant que « nation » n’est donc pas une certitude. Il ne survit que par la peur des Congolais persuadés qu’en se démarquant de la communauté nationale actuelle, ils deviendraient la proie des voisins hégémoniques pour qui le Congo n’est qu’une réserve des matières premières. Le risque de devenir une sorte d’aborigènes pour les pouvoirs de Kigali, Kampala, Luanda, voire Johannesburg, semble être la principale motivation des Congolais à s’accrocher à l’entité nationale actuelle.
Mais sur la durée, ce n’est guère suffisant. Parce que dans le monde tel qu’il est, aucune nation ne peut survivre en misant sur la seule stratégie du refuge.
Si, collectivement, les Congolais demeurent incapables de se préserver de l’hégémonie des puissances étrangères il faudrait en conclure que le sentiment national fut trop faible pour qu’un pays de 70 millions d’habitants fût à ce point incapable de triompher des velléités hégémoniques de ses difficiles voisins de l’Est.
Le Congo de Lumumba, un territoire national ?
En principe, le territoire de la RD Congo est garanti par le principe d’intangibilité des frontières fondé sur le tracé de la Conférence de Berlin 1884-85. Les neuf pays voisins du Congo sont régulièrement priés de respecter l’intangibilité des frontières de leur voisin, mais ce n’est pas suffisant. En tout cas, les régimes hégémoniques du Rwanda (Paul Kagamé) et de l’Ouganda (Yoweri Museveni) ont déjà montré qu’ils n’entendent pas respecter les frontières du Congo. Ils ont même réussi à enfoncer deux frontières du pays. En effet, comme durant la deuxième Guerre du Congo (1998-2003), le pays va commémorer son indépendance alors qu’une partie de son territoire nationale se trouve sous occupation étrangère (territoire actuellement occupés par le M23).
Le péril pour le Congo, c’est que, dans leurs agissements, le Rwanda et l’Ouganda bénéficient d’un regard bienveillant des Etats-Unis, une puissance qui considère qu’elle n’est pas liée par le tracé actuel des frontières des Etats africains[8], n’ayant pas pris part à la conférence de Berlin. Ainsi ont-ils œuvré pour le démantèlement du Soudan. Au-delà de l’Afrique, Washington fut le principal artisan de la « balkanisation » de l’ancienne Yougoslavie. Plus généralement, la Première puissance du monde n’a que peu d’égard pour les frontières des Etats autres que les siennes, comme cela transparait dans le « grand échiquier » de Zbigniew Brzezinski. Le Congo aura donc peu d’alliés dans la communauté internationale pour préserver son intégrité territoriale menacée.
Mais le péril sur l’intégrité territorial peut aussi naître de l’intérieur, de plus en plus de populations abandonnées à elles-mêmes, dans l’arrière-pays, perdant espoir dans le bien fondé d’un vivre ensemble « national » qui ne profite qu’à une minorité des privilégiés au pouvoir. L’irruption de quelques leaders autonomistes au niveau des régions, pourrait suffire à fragmenter le « grand Congo » en micro-Etats plus ou moins viables, surtout si le pouvoir de Kinshasa perdure dans sa léthargie actuelle face au péril annoncé de la balkanisation.
En définitive, et aussi pénible que cela puisse paraître, on est tenté de considérer que la Patrie de Lumumba semble davantage tendre vers le déclin, en l’absence d’un personnel politique de qualité et d’un énergique sursaut patriotique.
Le combat de Lumumba n’aura pas, pour autant, été vain.
Boniface MUSAVULI
[3] David VAN REYBROUCK, Congo – Une histoire, ACTES SUD, 2012, p 289.
[4] Charles ONANA, Europe, Crimes et Censure au Congo, les documents qui accusent, Ed. Duboiris, 2012.
[6] Selon l’ONG Transparency International, le Congo est 168ème sur 182 pays. Voir http://www.transparence-france.org/...
[8] Pierre PEAN, Carnages. Les guerres secrètes des grandes puissances en Afrique, édition Fayard, 2010, p. 280.
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