L’ambassadeur américain Stephen Rapp a plaidé vendredi 07 février à
Goma pour la création d’un tribunal pénal international pour le Congo afin de
juger les auteurs des crimes graves. Ce tribunal fonctionnerait en chambres
mixtes (magistrats étrangers et magistrats congolais).
En charge de la
politique des Etats-Unis contre les crimes de guerre et crimes contre
l’humanité, le diplomate américain a rappelé son passé de Procureur du tribunal
spécial pour la Sierra Leone et ajouté qu’il avait obtenu un acte d’accusation
contre le président libérien Charles Taylor. Depuis, ce dernier a été condamné
pour crimes contre l’humanité et purge une peine de 50 ans dans une prison
britannique. La référence à Charles Taylor a suscité un vent d’espoir dans les
rangs des populations congolaises meurtries par deux décennies de guerres
orchestrées par le Rwanda et l’Ouganda, et dépitées par l’absence de
perspective de justice pour les victimes.
Il faut rappeler que Stephen Rapp a ceci de particulier qu’il est le
premier haut responsable international à avoir prévenu que « le Président
rwandais, Paul Kagamé, pourrait être poursuivi en justice pour son soutien au
M23 au même titre que le Libérien Charles Taylor[1] ». Ce dernier avait soutenu
la sanglante rébellion du RUUF, en Sierra Léone, en échange de diamants de
sang, au même titre que les dirigeants rwandais sont impliqués dans le trafic
du coltan de sang derrière le M23. Stephen Rapp ne pouvait pas être plus clair.
Pour autant, les Congolais ont-ils vraiment de quoi espérer ? Il
semble que, venant d’un dirigeant américain, un tel engagement mérite quelques
réserves.
La parole des dirigeants américains
On peut déjà relever que la mise en garde de l’ambassadeur Stephen
Rapp au Président rwandais n’avait produit aucun effet. C’était en juillet
2012. Quatre mois plus tard, en novembre 2012, l’armée rwandaise, sous couvert
du M23, s’emparait de la ville de Goma[2] sous la barbe des casques bleus et
dans l’impuissance de la communauté internationale, Etats-Unis inclus. Le mois suivant,
le Président Obama faisait savoir qu’il avait téléphoné au Président
rwandais[3] pour lui demander de cesser son soutien au M23. Mais Kigali
poursuivit son déploiement dans l’Est du Congo, selon les experts de l’ONU[4]
qui, dans leur rapport, avaient décrit le M23 comme une organisation militaire
ayant au sommet de sa hiérarchie le Ministre rwandais de la défense, le général
James Kabarebe[5].
En juillet 2013, la Maison Blanche annonça que les Etats-Unis
demandaient au Rwanda (à nouveau) de « cesser immédiatement tout soutien au M23
» et de « retirer son personnel militaire de l’Est du Congo[6] ». Un mois plus
tard, l’armée rwandaise bombardait la ville de Goma[7] tuant et blessant des
civils et des casques bleus, et détruisant des maisons d’habitation.
En gros, les dirigeants américains ont un problème de crédibilité
lorsqu’ils s’expriment sur le conflit de l’Est du Congo. La parole américaine
est d’autant moins crédible que le dictateur rwandais reste un
puissant allié militaire de l’Amérique[8] qui forme son armée,
l’équipe et l’accompagne dans de nombreuses missions comme au Darfour, en
Centrafrique, voire dans des opérations illégales dans l’Est du Congo[9].
Il est ainsi assez embarrassant de rappeler que les bataillons de
Kigali, qui s’étaient emparées de la ville de Goma, utilisaient du matériel
sophistiqué qui trahissait la main cachée d’une grande puissance. Encore plus
embarrassant sera le rapport de l’ONG américaine Human Rights Watch qui
révélait que parmi les combattants du M23 figuraient des éléments ayant servi
dans les missions au Darfour[10] sous l’encadrement de l’armée américaine.
Difficile de promettre honnêtement la justice à une population
martyrisée lorsqu’on a parrainé, entrainé, armé, financé voire accompagné les
bourreaux dans leurs aventures meurtrières. Se pose aussi, et plus globalement,
la question de savoir si l’environnement politique actuel, dans la région, se
prête à l’idée d’une justice digne de ce nom.
Un environnement trop défavorable
L’ambassadeur américain n’aurait pas oublié le fait que le tribunal
spécial de Sierra Léone n’a pu valablement fonctionner qu’après la chute du
Président libérien Charles Taylor, qui entretenait les violences dans le pays
voisin. Rien à voir avec la situation actuelle dans la région des Grands-Lacs.
C’est un conflit qui dure depuis 1996 et dans lesquels les trois
régimes de la région, tous des alliés des Etats-Unis, sont totalement
impliqués. Les Présidents Kabila, Kagamé et Museveni sont, avec leurs
dignitaires respectifs, totalement mêlés aux atrocités de l’Est du Congo. Le
drame est qu’ils sont solidaires, et recourent, trop souvent, aux mêmes
exécutants. Le cas du général Bosco Ntaganda[11], une des plus grandes terreurs
de la région, est particulièrement révélateur. L’homme aura été au service des
trois Présidents respectivement, parfois simultanément.
Difficile d’imaginer qu’un tribunal « indépendant » vienne menacer
ces « machines à tuer et à violer » qui déferlent sur la population avec la
bénédiction des trois chefs d’Etat. Le moindre début de justice n’est
envisageable qu’à condition qu’au moins un des trois pouvoirs « dégage » un
espace qui permette aux victimes et aux témoins de se confier sans être obsédés
par le risque de représailles.
En tout cas, l’expérience de la justice internationale,
malheureusement, est que les Tribunaux n’arrivent à fonctionner avec plus ou
moins de marge de liberté qu’après la déchéance du pouvoir politique sous
l’autorité duquel les crimes auront été commis. Ce fut déjà le cas du Tribunal
de Nuremberg, dans la foulée de la défaite de l’Allemagne nazie. Depuis, il
faut toujours attendre la déchéance d’un régime pour envisager sérieusement de
pouvoir rendre justice aux victimes. Tribunal de Tokyo, Tribunal d’Arusha,
Tribunal de Sierra Leone,... Même la Commission Vérité et Réconciliation
sud-africaine n’a pu gagner son pari que grâce à l’effacement préalable du
régime d’Apartheid. Par conséquent, le Congo, raisonnablement, ne peut pas
faire exception, sauf à devoir cautionner une « justice au rabais ».
Un tribunal pour la forme ?
Faute d’obtenir un environnement politique favorable, les trois
régimes restant en place, les Américains pourraient se contenter d’une justice
pour la forme. « Bricoler » juste « quelque chose » pour donner bonne
conscience à une communauté internationale dont le malaise devient de plus en
plus palpable devant le scandale de l’impunité entretenue sur la mort des
millions d’innocents[12]. Reste qu’un tribunal comme celui-là porterait, dès le
départ, les germes d’une justice bâclée.
Il faudrait que les victimes et les témoins concèdent, pratiquement,
à jouer leurs vies à la roulette russe en se confiant aux magistrats dans un
pays où leurs bourreaux, bénéficiaires des lois successives d’amnistie, ont
fini par contrôler tous les rouages de l’Etat. En effet, du plus haut sommet de
l’Etat au commissariat du quartier, en passant par le gratin de la politique et
les états-majors (armée, police),… le péril des représailles au Congo est
omniprésent[13].
L’ambassadeur américain a indiqué que si ce tribunal était institué,
les pays comme le Rwanda, l’Ouganda et le Burundi n’en feraient pas partie. Ce
qu’il a omis de reconnaître, c’est que ces trois pays ont déjà leurs agents
dans les institutions du Congo, conséquences des années des guerres d’agression
et d’occupation maquillées en « rébellions congolaises ». Leurs effectifs n’ont
fait que grossir à mesure que se multipliaient les « rébellions » que Kinshasa
absorbait à coups d’amnisties, et d’intégrations/réintégrations, par vagues
successives. Il suffira d’un mot d’ordre de Kampala, Kigali ou Bujumbura pour
que la pagaille s’invite dans un procès ou un autre. Dans ces conditions, seuls
des dossiers « simples » pourront être traités, ce qui laisserait des pans
entiers de la population dans la frustration du déni de justice. Mais on n’en
est pas encore là.
Pour le moment, la question est de savoir si les responsables
américains peuvent tenir parole en assurant la mise en place effective d’un
tribunal, juste un tribunal. Il en va de la crédibilité de la parole officielle
d’une grande puissance.
Boniface MUSAVULI
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