David Van Reybrouck est une figure de la
vie culturelle bruxelloise.
Stephen
Vanfleteren
Congo, une histoire, de David Van Reybrouck, est paru en 2010 en néerlandais à l’occasion du cinquantenaire de l’indépendance de la République démocratique du Congo, anciennement le Zaïre. Ce best-seller inattendu en Belgique flamande et aux Pays-Bas a été vendu à ce jour à 250 000 exemplaires. Ce livre, en cours de traduction dans une dizaine de pays, a valu à son auteur le prestigieux prix Ako - le Goncourt néerlandophone. Archéologue de formation, romancier et poète, Reybrouck est « une personnalité de la scène culturelle bruxelloise », selon le quotidien Le Soir. Son essai s’inscrit dans une historiographie postcoloniale qui déconstruit les mythes de la colonisation et mélange la grande histoire avec le vécu quotidien du petit peuple. Interview.
Votre livre est singulier car il propose de raconter 90 000 ans
d’histoire du Congo. Ce faisant, ne confondez-vous pas l’histoire et la
préhistoire ?
Non. Il se trouve que je suis docteur en préhistoire. Mes travaux dans ce domaine m’ont notamment appris que les sources écrites n’étaient pas les seules archives fiables. Les études préhistoriques nous apprennent surtout à redéfinir l’histoire comme une épopée de l’aventure humaine. Grâce aux sources archéologiques dont nous disposons, on sait que l’aventure humaine au Congo a débuté il y a 90 000 ans. A l’échelle africaine, c’est relativement jeune car, à seulement quelques centaines de kilomètres à l’est du Congo, on a retrouvé des outils en pierre taillée âgés au moins de deux millions d’années et des ossements fossils de 4 millions d'années. C’est bien la preuve que l’histoire humaine a bel et bien commencé en Afrique et pourtant il est de bon ton aujourd’hui de subordonner l’histoire africaine à l’arrivée des Européens sur le continent noir. Certains vont même jusqu’à affirmer que l’Afrique n’avait pas d’histoire avant l’arrivée des Blancs et qu’elle n’en a plus depuis la fin de la colonisation ! Il n’y a pas très longtemps un président français affirmait que l’homme africain n’était pas entré dans l’histoire ! Tout cela est totalement absurde.
Comment est né votre intérêt pour le Congo ?
Mon père a travaillé comme cheminot dans le Katanga après l’indépendance pendant cinq ans, entre 1962 et 1966. Quand j’étais petit, je l’entendais raconter sa vie là-bas. Mais comme il était mauvais narrateur, ses récits étaient toujours frustrants pour le petit garçon que j’étais. Je crois que mon intérêt pour le Congo est né de cette frustration.
Votre essai s’inscrit dans une longue tradition historiographique du Congo qui a commencé à l’époque coloniale. En quoi consiste l’originalité de votre démarche ?
Après l’indépendance, les Congolais eux-mêmes se sont saisis de leur histoire, Elikia M’bokolo, Ndaywel è Nziem, pour ne citer que ceux-là. Le dernier a consacré au Congo une histoire monumentale (Histoire générale du Congo : de l’héritage ancien à la République démocratique, 1998) qui a été mon livre de chevet pendant que je faisais mes recherches. Mais cette génération a une plume plutôt académique, ce qui les rend difficile d’accès pour les lecteurs moyens. J’ai donc essayé de faire un travail de vulgarisation et de synthèse. Je propose une vue d’ensemble, alors que les gens connaissent l’histoire par petits bouts. Ils connaissent Lumumba, ils ont entendu parler de Mobutu, des brutalités perpétrées à l’est du Congo, sans nécessairement posséder cette vision globale qui permet de contextualiser et de comprendre.
Comment avez-vous travaillé ?
Quand on est Belge comme moi et qu’on veut écrire une histoire du Congo, le premier écueil à éviter est celui d’une vision européocentriste ou élitiste de ce pays. Pour ne pas tomber dans ce piège, je suis allé parler aux gens ordinaires, solliciter leurs mémoires, leurs expériences de la vie quotidienne. A la manière de Howard Zinn, j’ai voulu écrire ce que ce grand historien américain appelait « a history from below », (« l’histoire vue d’en bas »).
Mon livre s’appuie sur des témoignages que j’ai recueillis en parcourant le pays de long en large. J’ai rencontré plus de 500 personnes dont une centaine se retrouvent dans le livre. Ces témoignages sont précieux car ils proviennent des gens dont certains ont connu Lumumba et d'autres ont combattu pendant la Seconde Guerre mondiale. J'ai même retrouvé un ancien animateur de radio qui officiait à l'époque de l'indépendance. Leurs propos alternent avec la grande histoire et constituent en quelque sorte le fil d’Ariane de ce long récit de plus de 700 pages.
Etienne Nkasi est l’un de ces fils conducteurs. Qui était Nkasi ?
Nkasi était le témoin le plus âgé que j’ai rencontré. Il était né, disait-il, en 1882, et avait 126 ans quand je l’ai connu pour la première fois. Je l’ai rencontré par son frère qui, lui, avait 100 ans ! Cela relevait du prodige dans un pays où l’âge moyen ne dépasse guère 40 ans. J’avoue que j’étais sceptique, mais au fur et à mesure que je parlais à Papa Nkasi, j’ai dû reconnaître, les vérifications faites, que j’avais en face de moi quelqu’un dont la vie recoupait réellement l’histoire du Congo.
L’homme avait connu les premiers missionnaires, le fameux Simon Kimbangu, fondateur du kimbanguisme, la construction du chemin de fer entre Matadi et Kinshasa qui a eu lieu entre 1890 et 1898. Il me donnait des précisions qu’il n’aurait pas pu connaître s’il n’avait pas vécu ces faits historiques lui-même. Nkasi n’était pas un informateur lambda. Nous sommes devenus amis malgré la barrière des années qui nous séparait. J’étais malheureux quand j’ai appris son décès. Je venais de terminer la rédaction de mon livre. J’ai dédié le livre à sa mémoire, pour remercier Papa Nkasi de son témoignage exceptionnel.
Dans votre livre, les Nkasi cohabitent avec des personnages qui ont marqué
l’histoire du Congo, les Stanley, Léopold II, Lumumba, Mobutu… Vous êtes
particulièrement dur avec Lumumba ?
Lumumba reste la figure emblématique de la libération coloniale. Je l’admire beaucoup pour le rôle majeur qu’il a joué dans l’indépendance du Congo en incarnant d’emblée la nation congolaise, alors que ses collègues étaient encore enracinés dans leurs régions, leurs clans. Mais je voulais aussi m’élever au-dessus des clichés hagiographiques et recontextualiser les personnages historiques.
Comment ne pas rappeler que Lumumba avait aussi commis quelques erreurs de jugement, dont la plus importante était peut-être celle de vouloir africaniser l’armée en l’espace d’une semaine ? A ce jour, le Congo n’a toujours pas d’armée régulière.
Depuis Conrad, le Congo est associé aux « ténèbres ». Ce pays que vous connaissez si bien est-il vraiment l’espace la plus obscurantiste du monde ?
Cette métaphore des ténèbres est revenue à la mode à la faveur de la guerre à l’est du Congo et les atrocités qui y sont commises par les milices surtout contre les femmes. On parle du retour du tribalisme et de l’obscurantisme. Or, il me semble que loin d’être des conflits primitifs, les guerres qui rongent le Congo contemporain sont hypermodernes par leurs causes. Elles ont pour noms la surpopulation, la malédiction des ressources, le capitalisme mondial qui veut à tout prix garder sa mainmise sur ces ressources…
Depuis les cinq dernières années, l’Europe tente tant mal que bien de sauver sa monnaie, et pendant cette période, la Chine a doublé son investissement en Afrique et au Congo. Aujourd’hui, les pays émergeants sont massivement présents au Congo, du Brésil à l’Inde en passant par la Turquie, la Corée du Sud. C’est la preuve que le Congo est pleinement au cœur de la mondialisation. L’ambition de mon livre est de rappeler ces quatre vérités et arracher le Congo à la lecture « exotisante » à laquelle il est trop souvent soumis. Avec ses ressources souterraines mais aussi en hommes et compétences, ce pays est un nouveau dragon potentiel.
Qu’est-ce qui entrave le décollage de la RDC ?
La faillite de l’Etat, la corruption des politiques et paradoxalement les ressources qui suscitent des convoitises étrangères. Au pouvoir depuis plus de dix ans, Joseph Kabila n’a toujours pas réussi à arrêter la fuite en avant, malgré ses discours qui ont parfois donné l’impression que le pays allait être remis sur les rails. La tâche du gouvernement congolais est certes immense : créer un Etat à partir d’un non-Etat ! Les racines du mal sont à chercher dans la décolonisation qui avait été mal préparée. Figurez-vous qu’en 1960, il n’y avait que 16 universités au Congo pour répondre aux besoins en éducation d’un pays de la taille de l’Europe occidentale. En matière de mœurs politiques, on s’attendait à ce que les politiciens congolais issus de l’indépendance maîtrisent le jeu démocratique, alors qu’ils n’avaient jamais vécu en démocratie. Le Congo belge était tout sauf une démocratie. Comment s’étonner alors que les élections soient truquées ou que la Constitution soit changée pour faciliter la réélection du président, comme cela s’est passé en 2011 ?
La parution de votre livre en traduction française coïncide avec la tenue du sommet de la Francophonie à Kinshasa. Cet événement attire l’attention de la communauté internationale sur le Congo. Qu’en pensez-vous ?
La donne au Congo a changé depuis les élections de 2011 qui étaient entachées d’irrégularités. Le gouvernement Kabila a aujourd’hui un problème de légitimité. En se rendant à Kinshasa, la communauté francophone légitimise ce régime. Cela me paraît problématique.
Congo : Une histoire, par David Van Reybrouck. Essai traduit du néerlandais par Isabelle Rosselin. Paris, Editions Actes Sud, 2012. 711 pages. 28 euros.
Non. Il se trouve que je suis docteur en préhistoire. Mes travaux dans ce domaine m’ont notamment appris que les sources écrites n’étaient pas les seules archives fiables. Les études préhistoriques nous apprennent surtout à redéfinir l’histoire comme une épopée de l’aventure humaine. Grâce aux sources archéologiques dont nous disposons, on sait que l’aventure humaine au Congo a débuté il y a 90 000 ans. A l’échelle africaine, c’est relativement jeune car, à seulement quelques centaines de kilomètres à l’est du Congo, on a retrouvé des outils en pierre taillée âgés au moins de deux millions d’années et des ossements fossils de 4 millions d'années. C’est bien la preuve que l’histoire humaine a bel et bien commencé en Afrique et pourtant il est de bon ton aujourd’hui de subordonner l’histoire africaine à l’arrivée des Européens sur le continent noir. Certains vont même jusqu’à affirmer que l’Afrique n’avait pas d’histoire avant l’arrivée des Blancs et qu’elle n’en a plus depuis la fin de la colonisation ! Il n’y a pas très longtemps un président français affirmait que l’homme africain n’était pas entré dans l’histoire ! Tout cela est totalement absurde.
Comment est né votre intérêt pour le Congo ?
Mon père a travaillé comme cheminot dans le Katanga après l’indépendance pendant cinq ans, entre 1962 et 1966. Quand j’étais petit, je l’entendais raconter sa vie là-bas. Mais comme il était mauvais narrateur, ses récits étaient toujours frustrants pour le petit garçon que j’étais. Je crois que mon intérêt pour le Congo est né de cette frustration.
Votre essai s’inscrit dans une longue tradition historiographique du Congo qui a commencé à l’époque coloniale. En quoi consiste l’originalité de votre démarche ?
Après l’indépendance, les Congolais eux-mêmes se sont saisis de leur histoire, Elikia M’bokolo, Ndaywel è Nziem, pour ne citer que ceux-là. Le dernier a consacré au Congo une histoire monumentale (Histoire générale du Congo : de l’héritage ancien à la République démocratique, 1998) qui a été mon livre de chevet pendant que je faisais mes recherches. Mais cette génération a une plume plutôt académique, ce qui les rend difficile d’accès pour les lecteurs moyens. J’ai donc essayé de faire un travail de vulgarisation et de synthèse. Je propose une vue d’ensemble, alors que les gens connaissent l’histoire par petits bouts. Ils connaissent Lumumba, ils ont entendu parler de Mobutu, des brutalités perpétrées à l’est du Congo, sans nécessairement posséder cette vision globale qui permet de contextualiser et de comprendre.
Comment avez-vous travaillé ?
Quand on est Belge comme moi et qu’on veut écrire une histoire du Congo, le premier écueil à éviter est celui d’une vision européocentriste ou élitiste de ce pays. Pour ne pas tomber dans ce piège, je suis allé parler aux gens ordinaires, solliciter leurs mémoires, leurs expériences de la vie quotidienne. A la manière de Howard Zinn, j’ai voulu écrire ce que ce grand historien américain appelait « a history from below », (« l’histoire vue d’en bas »).
Mon livre s’appuie sur des témoignages que j’ai recueillis en parcourant le pays de long en large. J’ai rencontré plus de 500 personnes dont une centaine se retrouvent dans le livre. Ces témoignages sont précieux car ils proviennent des gens dont certains ont connu Lumumba et d'autres ont combattu pendant la Seconde Guerre mondiale. J'ai même retrouvé un ancien animateur de radio qui officiait à l'époque de l'indépendance. Leurs propos alternent avec la grande histoire et constituent en quelque sorte le fil d’Ariane de ce long récit de plus de 700 pages.
Etienne Nkasi est l’un de ces fils conducteurs. Qui était Nkasi ?
Nkasi était le témoin le plus âgé que j’ai rencontré. Il était né, disait-il, en 1882, et avait 126 ans quand je l’ai connu pour la première fois. Je l’ai rencontré par son frère qui, lui, avait 100 ans ! Cela relevait du prodige dans un pays où l’âge moyen ne dépasse guère 40 ans. J’avoue que j’étais sceptique, mais au fur et à mesure que je parlais à Papa Nkasi, j’ai dû reconnaître, les vérifications faites, que j’avais en face de moi quelqu’un dont la vie recoupait réellement l’histoire du Congo.
L’homme avait connu les premiers missionnaires, le fameux Simon Kimbangu, fondateur du kimbanguisme, la construction du chemin de fer entre Matadi et Kinshasa qui a eu lieu entre 1890 et 1898. Il me donnait des précisions qu’il n’aurait pas pu connaître s’il n’avait pas vécu ces faits historiques lui-même. Nkasi n’était pas un informateur lambda. Nous sommes devenus amis malgré la barrière des années qui nous séparait. J’étais malheureux quand j’ai appris son décès. Je venais de terminer la rédaction de mon livre. J’ai dédié le livre à sa mémoire, pour remercier Papa Nkasi de son témoignage exceptionnel.
Lumumba reste la figure emblématique de la libération coloniale. Je l’admire beaucoup pour le rôle majeur qu’il a joué dans l’indépendance du Congo en incarnant d’emblée la nation congolaise, alors que ses collègues étaient encore enracinés dans leurs régions, leurs clans. Mais je voulais aussi m’élever au-dessus des clichés hagiographiques et recontextualiser les personnages historiques.
Comment ne pas rappeler que Lumumba avait aussi commis quelques erreurs de jugement, dont la plus importante était peut-être celle de vouloir africaniser l’armée en l’espace d’une semaine ? A ce jour, le Congo n’a toujours pas d’armée régulière.
Depuis Conrad, le Congo est associé aux « ténèbres ». Ce pays que vous connaissez si bien est-il vraiment l’espace la plus obscurantiste du monde ?
Cette métaphore des ténèbres est revenue à la mode à la faveur de la guerre à l’est du Congo et les atrocités qui y sont commises par les milices surtout contre les femmes. On parle du retour du tribalisme et de l’obscurantisme. Or, il me semble que loin d’être des conflits primitifs, les guerres qui rongent le Congo contemporain sont hypermodernes par leurs causes. Elles ont pour noms la surpopulation, la malédiction des ressources, le capitalisme mondial qui veut à tout prix garder sa mainmise sur ces ressources…
Depuis les cinq dernières années, l’Europe tente tant mal que bien de sauver sa monnaie, et pendant cette période, la Chine a doublé son investissement en Afrique et au Congo. Aujourd’hui, les pays émergeants sont massivement présents au Congo, du Brésil à l’Inde en passant par la Turquie, la Corée du Sud. C’est la preuve que le Congo est pleinement au cœur de la mondialisation. L’ambition de mon livre est de rappeler ces quatre vérités et arracher le Congo à la lecture « exotisante » à laquelle il est trop souvent soumis. Avec ses ressources souterraines mais aussi en hommes et compétences, ce pays est un nouveau dragon potentiel.
Qu’est-ce qui entrave le décollage de la RDC ?
La faillite de l’Etat, la corruption des politiques et paradoxalement les ressources qui suscitent des convoitises étrangères. Au pouvoir depuis plus de dix ans, Joseph Kabila n’a toujours pas réussi à arrêter la fuite en avant, malgré ses discours qui ont parfois donné l’impression que le pays allait être remis sur les rails. La tâche du gouvernement congolais est certes immense : créer un Etat à partir d’un non-Etat ! Les racines du mal sont à chercher dans la décolonisation qui avait été mal préparée. Figurez-vous qu’en 1960, il n’y avait que 16 universités au Congo pour répondre aux besoins en éducation d’un pays de la taille de l’Europe occidentale. En matière de mœurs politiques, on s’attendait à ce que les politiciens congolais issus de l’indépendance maîtrisent le jeu démocratique, alors qu’ils n’avaient jamais vécu en démocratie. Le Congo belge était tout sauf une démocratie. Comment s’étonner alors que les élections soient truquées ou que la Constitution soit changée pour faciliter la réélection du président, comme cela s’est passé en 2011 ?
La parution de votre livre en traduction française coïncide avec la tenue du sommet de la Francophonie à Kinshasa. Cet événement attire l’attention de la communauté internationale sur le Congo. Qu’en pensez-vous ?
La donne au Congo a changé depuis les élections de 2011 qui étaient entachées d’irrégularités. Le gouvernement Kabila a aujourd’hui un problème de légitimité. En se rendant à Kinshasa, la communauté francophone légitimise ce régime. Cela me paraît problématique.
Congo : Une histoire, par David Van Reybrouck. Essai traduit du néerlandais par Isabelle Rosselin. Paris, Editions Actes Sud, 2012. 711 pages. 28 euros.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire