3 janvier 201
http://www.slateafrique.com - 03/01/13
Le professeur Denis Mukwege a récemment été victime d’une tentative d’assassinat en RDC. Il se bat pour redonner espoir aux femmes violées dans l’est du Congo. La journaliste et écrivain Colette Braeckman explique pourquoi son combat est vital.
SlateAfrique - Pourquoi avoir consacré un ouvrage à Denis Mukwege ?
Colette Braeckman - Je connais le Dr Mukwege depuis ses débuts à Bukavu, et je l’ai vu évoluer. Au début, il était simple gynécologue, qui traitait surtout les cas de grossesses précoces, très fréquents au Kivu. Depuis une quinzaine d’années, il est confronté à des horreurs croissantes, femmes mutilées, violentées de la pire manière.
Témoin de la première heure des guerres qui ont ravagé l’Est du Congo, ce citoyen et pasteur a aussi été amené à se poser des questions politiques : pourquoi ce déferlement d’horreurs, n’y aurait-il pas une volonté d’anéantissemennt de la résistance des populations, pourquoi une telle impuissance internationale ?
Lorsqu’il a été lauréat du Prix Roi Baudouin pour le développement en 2011 et est venu en Belgique, j’ai eu l’idée de mener avec lui un livre d’entretiens afin d’enregistrer son témoignage, de faire de lui le fil conducteur de l’histoire troublée de cette région. Dans ce but, j’ai mené avec lui une série d’entretiens à Bukavu, j’ai passé du temps dans son hôpital et me suis entretenue avec son équipe.
Au moment de la sortie du livre, le Dr Mukwege se trouvait en Belgique et, à l’occasion d’une conférence publique, il a à nouveau posé des questions très dérangeantes, pour les autorités congolaises, pour les pays voisins et surtout le Rwanda, pour la « communauté internationale » et en particulier les Nations Unies. A son retour, le 25 octobre 2012, cinq hommes armés l’attendaient chez lui, ils ont abattu sa sentinelle et l’ont laissé pour mort, couché au sol. C’est un miracle s’il a échappé à cinq ou six tirs qui le visaient.
SlateAfrique - Comment expliquer qu’on ait récemment tenté de l’assassiner ?
C.B - Pourquoi cette agression ? Parce que le Dr Mukwege dérange, à tous niveaux, parce qu’il est l’un des Congolais le plus connus, parce qu’il a parlé à l’Assemblée générale des Nations Unies et donné une « mauvaise image » hélas bien réelle de la situation humanitaire au Kivu, et en particulier celle des femmes... Ses agresseurs n’ont pas été identifiés et il ne semble même pas qu’il y ait eu une enquête sérieuse. C’est dire.
Le Dr Mukwege est certainement un témoin gênant. Au cas où il aurait archivé les témoignages de toutes les femmes violées, mutilées qui se sont présentés à lui, il aurait là un volumineux dossier dans lequel la justice internationale pourrait certainement puiser des indications et des témoignages. Rien que pour cela, tous les chefs de guerre de la région auraient intérêt à le voir disparaître ou se taire ou partir en exil...
SlateAfrique - Le viol est-il utilisé comme arme de guerre en toute connaissance de cause ?
C.B- Viol, arme de guerre ? Cela me paraît une évidence, car dans les cas que l’on voit au Kivu, la recherche du plaisir, la jouissance n’ont pas leur place. Il s’agit d’actes de terreur, visant à provoquer la fuite, la déchéance, le désespoir de populations civiles dont on veut prendre les terres ou les richesses. Il est impossible de dire et encore plus de démontrer qu’il y aurait un « chef d’orchestre » —personnellement je ne le crois pas— mais je me demande si la politique de terreur, de mort lente (par l’inoculation du sida) ne sert pas à long terme, la poussée vers l’Ouest de pays voisins plus peuplés et qui manquent de terre. Il s’agit là d’un « mouvement long » de l’histoire...
SlateAfrique - Vous insistez beaucoup sur les puissants liens qui existent entre le Rwanda et la RDC. Comment comprendre que l’antagonisme demeure aussi fort ?
C.B. - Les liens entre le Rwanda et le M23, et plus largement les mouvements rebelles composés de Tutsis congolais et d’autres groupes ethniques sont complexes : même si Kigali affirme souhaiter la bonne gouvernance, le rétablissement de l’Etat de droit au Congo, les liens de bon voisinage avec une autorité légitime, cette situation normalisée ne peut que nuire à de nombreux réseaux commerciaux qui opèrent de manière mafieuse ou à la marge de la légalité.
Réseaux qui exploitent les ressources minières du Nord et du Sud Kivu et qui, pratiquement tous, transitent par le Rwanda, ce qui fait tourner les usines dans ce pays et gonfle la balance des paiements.
Ces réseaux, dans lesquels se retrouvent des Tutsis congolais mais aussi d’autres groupes ethniques, ont des ramifications au Rwanda, très proches du pouvoir. Couper ces chaînes mafieuses ou illégales, c’est priver de revenus des gens puissants, qui jouissent aussi de complicités à Kinshasa.
Autrement dit il est évident qu’en dépit des affirmations officielles, l’intérêt du Rwanda est de maintenir l’Est du Congo dans un état de semi désordre, ce qui permet de préserver dans l’armée des chaînes de commandement parallèles, des complicités dans l’administration et la douane et, à terme, de démontrer la faiblesse du pouvoir de Kinshasa.
Cette démonstration amène à plaider pour un fédéralisme qui permettrait, au Nord et au Sud Kivu une sorte de « souveraineté partagée » avec mise en commun des ressources, en attendant mieux... Certains « rwandophones » de l’Est partagent ces visées économiques et politiques ou sont instrumentalisés, mais nombreux sont ceux qui refusent cette mainmise rwandaise : des Tutsis du Nord Kivu sont restés fidèles à Kinshasa, et au Sud Kivu, des Tutsis Banyamulenge ont refusé de soutenir le M23 arguant qu’ils en avaient assez d’être instrumentalisés par leurs lointains cousins rwandais.
Ces réticences ont d’ailleurs poussé le M23 à rechercher des alliances au sein d’autres groupes ethniques, les rebelles ayant essayé de les dresser contre les autorités de Kinshasa. Selon trois rapports d’experts publiés par les Nations Unies appuyés par d’innombrables témoignages, le soutien du Rwanda au M23 est une évidence : à chaque fois que les forces gouvernementales venaient à bout des rebelles, des renforts leur étaient envoyés depuis la frontière rwandaise.
SlateAfrique - Les autorités rwandaises auraient-elles les moyens de faire cesser les exactions commises par leurs alliés ?
C.B. - Se demander si Kigali pourrait influencer les rebelles et contribuer à une solution est, à mon sens, une question mal posée : les officiers du M23, des « mutins » qui se sont soulevés au sein de l’armée congolaise car ils ne voulaient pas être affectés dans d’autres régions et refusaient que leur chef Bosco Ntaganda soit déféré à la CPI (Cour pénale internationale), sont, pour une large part, les instruments de la politique rwandaise dans la région.
Souhaiteraient-ils mener une politique autonome, distincte de celle de Kigali et qu’ils n’en auraient pas les moyens : sans soutien extérieur, leur autonomie ne serait que de quelques jours... Ceci je tiens à le souligner, c’est mon opinion personnelle, et non celle du Dr Mukwege, qui se contente de constater les ravages sur le plan humain.
Il relève que cette politique de violence extrême a été importée au Kivu par les miliciens rwandais Interhahamwe qui, lors du génocide au Rwanda en 1994 avaient déjà utilisé le viol comme arme de guerre et exporté cette pratique de terreur au Kivu. Depuis lors, cela s’est répandu comme une épidémie et d’autres groupes armés congolais (Mai Mai, Raia Mutomboki) recourent aux mêmes pratiques.
SlateAfrique - Le Docteur Mukwege a-t-il l’intention de revenir au Congo ? Pourra-t-il poursuivre son combat, son travail, dans son pays ?
C.B - C’est difficile à dire. Il est médecin chef de l’hôpital Panzi, ses malades, son staff l’attendent, lui-même n’a pas d’autre « plan de carrière » que de poursuivre son travail, mettre en pratique sa vocation. Mais en même temps, sa sécurité est en danger, les autorités congolaises ne lui promettent aucune protection particulière, il ne peut guère compter sur la Monusco (Mission des nations unies au Congo) qui ne s’est pas portée à son secours. Les femmes de Bukavu assurent qu’elles protègeront « leur » docteur. Face à des tueurs déterminés, serait-ce jamais suffisant ?
Propos recueillis par Pierre Cherruau
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