(Le Monde 10/08/2012)
L'heure n'est plus à la flagornerie. Ni aux échanges
diplomatiques doucereux et policés. Depuis qu'un rapport d'experts des Nations
unies, rendu public le 27 juin, a explicitement accusé le Rwanda de déstabiliser
la République démocratique du Congo (RDC) voisine par le truchement d'armes, de
munitions et de combattants, le "pays des mille collines" est victime d'un
désamour patent de la part de ses principaux partenaires
occidentaux.
Ceux-ci s'indignent du soutien apporté officieusement par
l'ex-protectorat belge au Mouvement du 23-mars, groupe de mutins congolais en
butte depuis mai à l'autorité de Kinshasa. Censé intégrer l'armée régulière aux
termes d'un accord scellé le 23 mars 2009, le M23 – issu d'une ex-rébellion
tutsie en RDC, le Congrès national pour la défense du peuple (CNDP) – a fini par
se retourner contre le président Joseph Kabila, faute d'obtenir les gages
souhaités. Le Rwanda se serait d'autant plus volontiers engouffré dans cette
brèche qu'il a soutenu naguère le CNDP pour mener, sur le sol congolais, la
chasse aux génocidaires et rebelles hutus rwandais – lesquels représentent
toujours, à ses yeux, une sérieuse menace.
Lasse de ce jeu trouble, une
partie de la communauté internationale a décidé de hausser le ton à l'égard du
régime de Paul Kagame, lui-même tutsi. La situation, en effet, est critique : au
cours des quatre derniers mois, les combats dans l'est du Nord-Kivu – zone
frontalière du Rwanda et de l'Ouganda, où sont situées les bases du M23 – ont
contraint plus de 220 000 Congolais à fuir leur domicile, accentuant le
déséquilibre qui frappe la région déjà tourmentée des Grands Lacs. D'après une
étude dévoilée en juin par le Bureau de coordination des affaires humanitaires
de l'ONU (OCHA), près de 17,3 millions de Congolais se trouveraient en état
d'insécurité alimentaire aiguë.
INITIATIVE SYMBOLIQUE
A la fin de
juillet, les Etats-Unis ont été les premiers à monter au créneau. La diplomatie
américaine a ainsi suspendu 200 000 dollars (environ 164 000 euros) d'aide
destinés à une école militaire. Faut-il y voir une inflexion de la posture
adoptée par Washington vis-à-vis de son allié ? "L'initiative américaine est
essentiellement symbolique, dans la mesure où les montants en jeu ne sont pas
déterminants. L'essentiel de l'appui militaire américain se fait au niveau de la
Communauté de l'Afrique de l'Est [organisation qui, outre le Rwanda, regroupe le
Kenya, la Tanzanie, l'Ouganda et le Burundi]", souligne André Guichaoua,
professeur à l'université de Paris-1 et témoin-expert près le Tribunal pénal
international pour le Rwanda (TPIR).
"Ce qui, de mon point de vue, est
plus significatif, ce sont la déclaration du Congrès américain du 3 août
[fustigeant le manque de transparence du gouvernement rwandais, notamment sur
son implication en RDC] et les propos tenus par Stephen Rapp, l'ambassadeur
itinérant chargé des crimes de guerre au Département d'Etat [lequel a affirmé
que les dirigeants rwandais pourraient être poursuivis devant la CPI pour aide
et complicité de crimes contre l'humanité dans un pays voisin]",
précise-t-il.
Les Etats-Unis, en dépit de leurs objurgations, ont fait
savoir qu'ils ne retireraient pas leur soutien financier à la formation des
troupes destinées à prêter main-forte à l'ONU. Et pour cause : au 30 juin, pas
moins de 4571 soldats et policiers rwandais étaient impliqués dans diverses
opérations de maintien de la paix à travers le monde – soit la sixième plus
importante contribution à l'institution onusienne en termes d'effectifs derrière
le Pakistan, le Bangladesh, l'Inde, l'Ethiopie et le Nigeria.
Dans la
foulée de l'administration Obama, plusieurs Etats européens ont, eux aussi,
entrepris ces dernières semaines de rappeler Kigali à l'ordre. Les Pays-Bas ont
lancé le mouvement, mettant en suspens une aide de cinq millions d'euros prévue
pour soutenir le système judiciaire. La Grande-Bretagne (20 millions d'euros) et
l'Allemagne (21 millions d'euros) leur ont emboîté le pas. "Ce faisant, les
Européens ont profité de l'opportunité qui leur était offerte pour recouvrer un
minimum de dignité diplomatique par rapport à des faits qu'ils connaissent et
qui sont documentés. Par le passé, ils ne sont pas intervenus parce que le
Rwanda pratiquait un chantage à la déstabilisation de la région. Mais celle-ci
s'est aggravée, au point que la situation est devenue intenable", analyse M.
Guichaoua.
"PILLAGE INSTITUTIONNALISÉ"
Ces "suspensions en
cascade", fait inédit, s'apparentent à un désaveu personnel pour Paul Kagame,
longtemps considéré – et porté aux nues – par les bailleurs de fonds étrangers
comme le principal architecte du redressement économique du pays après le
terrible génocide de 1994 (800 000 victimes). De fait, quelle autre nation d'à
peine dix millions d'âmes et au passé si tragique peut se targuer d'avoir connu,
au cours des cinq années écoulées, un taux de croissance moyen de son PIB de 8,2
% – taux qui, aux dires des autorités, aurait permis de tirer un million de
personnes de la pauvreté en pleine crise mondiale ?
Aujourd'hui, ce
succès ne suffit toutefois plus à faire taire les critiques. Aux accusations
répétées d'ingérence en RDC, Paul Kagame oppose les dénégations les plus fermes,
arguant notamment qu'une telle politique "serait contraire aux intérêts de son
pays". "Nous ne fournissons pas un seule balle [aux rebelles congolais]. Nous ne
l'avons pas fait et nous le ferons pas", a-t-il assuré. L'argument ne convainc
personne.
Depuis que le Rwanda a envahi son turbulent voisin, en 1996 et
1998 – chassant, à cette occasion, le dictateur Mobutu Sese Seko –, ses élites
ont largement profité, et profitent toujours, des richesses minières que recèle
le sous-sol congolais (cobalt, cuivre, étain, or). Selon certaines estimations,
le fruit de ce "pillage institutionnalisé" rapporterait à Kigali plusieurs
dizaines de millions de dollars par an. Une richesse sciemment mise sous le
boisseau, qui a aussi son intérêt politique. "Grâce aux canaux parallèles, la
nomenklatura achète la paix sociale. L'ordre qui règne à Kigali et les
aspirations de Kagame à faire du Rwanda le Singapour du continent africain d'ici
à 2020 sont financés par ce biais-là", pointe André Guichaoua.
ALTERNANCE EN PRÉPARATION
En faisant fi des coups de semonce
lancés par ses principaux partenaires, le Rwanda accentue cependant son propre
isolement et joue une partition délicate. Diplomatiquement, d'abord, car il
brigue toujours un siège au Conseil de sécurité de l'ONU. Financièrement,
ensuite, dans la mesure où l'aide étrangère représente près de la moitié de son
budget (45 %). Les Occidentaux pourraient-ils finir par rompre tout lien avec
leur partenaire ? L'hypothèse, juge M. Guichaoua, est inenvisageable à court
terme. "Il n'existe pas dans la région d'autre puissance susceptible d'assurer
la cohésion en matière d'ordre et de stabilité. De fait, Kigali a les coudées
franches. En outre, tant que Kabila et Kagame n'abattront pas clairement leurs
cartes sur ce qu'ils attendent de cette nouvelle confrontation, les
chancelleries occidentales ne pourront pas aller plus loin",
observe-t-il.
Sur le front intérieur, Paul Kagame, au pouvoir depuis
avril 2000, a en grande partie perdu son aura d'invincibilité. Ses opposants,
toujours plus nombreux, fustigent un pouvoir "solitaire" et "autoritaire",
coupable de multiples violations des droits de l'homme. L'intéressé, lui, s'en
défend véhémentement. Reste que beaucoup, mezza voce, travaillent déjà à
l'alternance. "C'est aussi la raison pour laquelle les Américains ne sont pas
inquiets, conclut M. Guichaoua. D'ailleurs, eux-mêmes ont commencé à préparer
les officiers rwandais de demain..."
Aymeric Janier
Le Monde.fr |
10.08.2012 à 07h41 • Mis à jour le 10.08.2012 à 07h41
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