Mesdames et Messieurs,
J'ai été invité à présenter mon dernier ouvrage sur l'Etat fédéral d'Afrique noire : la seule issue, publié à Paris, chez l'Harmattan, en 2012. Il est mince de 71 pages et comporte 35 illustrations.
Je voudrais surtout, si vous me l'accordez, en présenter prioritairement l'argument, c'est-à-dire la motivation profonde, son urgence nécessaire et son actualité pressante, pour percevoir toute l'ampleur de la question et son extrême importance dans cette Afrique noire contemporaine, celle d'aujourd'hui et, surtout, il va sans dire, celle de demain.
Il s'agit d'espoir, de vision que l'on peut qualifier sans hésiter d'utopique, mais l'utopie, quand elle prend corps et se concrétise, devient nécessairement un événement d'une portée historique inédite.
Les êtres humains vivent d'utopie, d'imaginaire, d'illusion et d'espérance : les animaux, non, ou jamais, et jamais.
Le Christianisme, on le sait, est né dans un immense bain de sang, car il ne fut, aux siècles initiaux, qu'une utopie envahissante au nom de l'amour du prochain et de l'amour du Dieu unique.
Où en sommes-nous aujourd'hui ?
La fédération des USA n'était au début, il y a près de 300 ans, qu'une volonté politique assez illusoire qui fut vivement combattue par les Etats sécessionnistes du Sud.
Où en sommes-nous aujourd'hui ?
La lutte de l'ANC contre la forteresse de l'apartheid fut estimée vaine et infructueuse par des intellectuels vaillants et respectés, de réputation internationale.
Où en sommes-nous aujourd'hui ?
Les peuples qui n'ont pas d'utopie n'ont pas d'avenir. Les peuples qui ne cultivent aucune utopie périssent dans la monotonie.
Les peuples dont les élites ne portent pas le débat sur de grandes ambitions vivent presque en marge, sinon, en dehors de l'humanité.
L'utopie est nécessaire : l'utopie, c'est-à-dire la vision, la perspective, la prospective, l'avenir, selon des choix majeurs, des intérêts supérieurs, des normes porteuses de vérité, de dignité, de justice et de prospérité.
Les faits africains actuels exigent la formulation ou la reformulation de grandes utopies africaines.
Mais quels faits africains ?
Les faits africains actuels sont présentés par des experts, d'ici et de là, et ça et là, comme des faits qui ne sont que des effets, mais des effets sans cause. C'est de la très mauvaise épistémologie, celle qui consiste à présenter des faits en négligeant ou en biffant leurs causes véritables. Des faits sans cause, cela relève de quelle théorie de la connaissance ?
Mais que constate-t-on ? Que dit-on dans les officines ?
Les faits épinglés que voici, sur l'ensemble du continent africain : - élections confuses, non transparentes, peu crédibles - conflits post-électoraux à caractère ethnique - mauvaise gouvernance - corruption des milieux politiques et du climat des affaires - crises alimentaires aiguës et chroniques - pauvreté, précarité, souffrance - systèmes pédagogiques de misère - chômage des jeunes ; sous-emploi généralisé - déforestation indisciplinée, irrationnelle - absence non inquiétante d’Africains sur la scène des affaires du monde - manque notoire d’acquis scientifiques et technologiques modernes - maladies pandémiques : Sida, malaria, etc.
Voilà les faits négatifs dont les causes profondes restent volontairement obscures et vagues, inanalysables.
Voici en revanche les faits positifs : - éclat et dynamisme de la culture africaine : arts, musiques, danses, peinture, littérature, etc. -notoriété croissante du sport africain, notamment le football et ses compétitions interafricaines.
Comment comprendre ?
L'Afrique est une question. Cette question est, à ce qu'on répète quotidiennement, le sous-développement persistant.
L'Afrique est sous-développée et son problème est le combat contre le sous-développement. Or, la réalité, lourdement négative, montre que l'Afrique ne peut que se débattre perpétuellement, pour des siècles encore, dans le sous-développement, en vue de son hypothétique développement.
L'Afrique est une question, celle de son sous-développement et la solution à ce sous-développement réside dans le développement ; dire que le sous-développement se développe, c'est-à-dire le développement du sous-développement s'accroît. On voit bien que le "co-développement" proposé lors du discours de la rupture n'était qu'une tromperie de plus.
Or, rien n'a manqué à l'Afrique : - les aides humanitaires quotidiennes - les conseils cher payés des experts des institutions monétaires internationales - la coopération bilatérale et multilatérale sans cesse diversifiée - le partenariat tous horizons, tous azimuts - les heureux programmes d'ajustement structurel - les codes bien pensés de bonne gouvernance sous injonction étrangère - les dialogues Nord-Sud ; les transferts de technologie ; les campagnes éphémères d'alphabétisation - les lois et commissions de lutte contre la corruption et l'enrichissement illicite, etc.
Et toujours l'Afrique vagit dans le sous-développement, devenu durablement chronique, avec des dettes injustes additionnées à des recettes étatiques déjà maigres, sans compter la précarité des termes de l'échange.
Cependant, à bien y réfléchir, le vocable même de "développement" est une ruse occidentale visant l'enfermement de l'Afrique dans le sous-développement et les cultures de rente.
Les pays qui se développent effectivement en construisant chaque jour des hôpitaux, des écoles, des stades, des barrages, des aéroports, des chemins de fer, des autoroutes, des laboratoires et des industries de pointe, ne prononcent presque jamais le terme de "développement".
Au demeurant, combien de fois le président des USA a-t-il prononcé l'expression : "développement des USA", alors que les USA se développent tous les jours, guidés par le concept ambitieux de leadership incontesté du monde.
Les pays qui se développent tous les jours ne font pas usage diarrhéique du mot "développement".
L'Occident a réussi à convaincre l'intelligentsia africaine que cette question du développement est la question centrale, alors que l'on sait, par ailleurs, que l'Afrique ne pourra pas se développer totalement à l'échelle de l'Etat-nation, à cause de nombreux faits négatifs et, cela, malgré les aides et les coopérations, malgré les morales et les éthiques de bonne gouvernance.
Ce qui signifie, clairement, et même très clairement, que l'Afrique doit rester à jamais dans le sous-développement ou le quasi-développement, afin d'assurer le développement de l'Occident en fournissant presque gratuitement toutes les matières premières dont l'Occident a absolument besoin pour son développement, son progrès, sa puissance, son bonheur.
Le pompage de l'Afrique par l'Occident installe, ici, le sous-développement, et crée, là-bas, le développement. L'Etat-nation africain actuel ne peut pas arrêter le pompage de l'Afrique par l'Occident. Ce pompage continu signifie que l'Occident n'a aucun intérêt à ce que l'Afrique noire se libère et se développe.
La cause profonde du sous-développement de l'Afrique noire n'est jamais que l'Occident, depuis le XIIIème siècle, à travers la traite négrière atlantique, l'esclavage, la colonisation, la domination, l'apartheid, la néo-colonisation, avec des structures inégalitaires et non viables historiquement comme la "France-Afrique". Cela fait au total près de 10 siècles de malheur. Si l'Afrique possède la maîtrise de ses ressources minières, de ses forêts, de ses hydrocarbures, de ses eaux maritimes, de ses terres arables, alors l'Occident s'affaiblit inéluctablement. Donc, il faut, pour le salut de l'Occident et la domination des "Damnés de la terre" (Frantz Fanon) que l'Afrique noire soit toujours asservie, infantilisée, néocolonisée, sous-développée.
La question de l'Afrique n'est donc pas le sous-développement ou le développement mais, très nettement, la question du rapport de forces dans le monde contemporain.
Pot de terre contre pot de fer : qui gagne, qui domine, qui dirige, qui fait la loi ?
De pot de terre, la Chine est devenue pot de fer. Et le respect est là. Et l'on signe des accords nucléaires.
De pot de terre, l'Inde est devenue pot de fer. Et l'admiration est là. Et l'on signe des accordes nucléaires.
L'émergence, si souhaitée, si proclamée, c'est devenir simplement pot de fer. C'est tout. Tant que l'Autre ne respecte pas votre dignité, vous n'êtes que pot de terre.
Toutes les géopolitiques et les géostratégiques du monde contemporain montrent que les nations, les Etats, les peuples ont changé d'échelle : de pots de terre, ils veulent tous devenir pots de fer, et c'est cela la mondialisation, telle qu'elle se passe sous nos yeux. L'Etat-nation africain actuel doit changer d'échelle et se fondre constitutionnellement dans l'Etat fédéral africain continental.
Car les faibles, les pauvres, les fragiles, les timides, les balkanisés ne sont que pots de terre, avec leurs gouvernements, leurs assemblées nationales, leurs institutions démocratiques, leurs économies vacillantes, leurs bas niveau scientifique et technologique, leur ardeur exégétique enflammée.
La question de l'Afrique n'est pas le développement, mais la création d'une puissance politique africaine à l'échelle continentale. Il faut des Etats-nations africains locomotives, c'est-à-dire leaders pour cette grandiose vision panafricaine qu'est l'Etat fédéral africain à l'échelle continentale. Il n'est jamais trop tôt. Il n'est jamais trop tôt pour écrire l'histoire de l'Afrique en Afrique par les Africains dans un monde si complexe et si difficile en perpétuelle crise politique, financière, économique, morale et spirituelle.
Dans le livre L'Etat fédéral d'Afrique noire : la seule issue, j'ai tenté, après DuBois, Marcus Garvey, Kwame Nkrumah, Lumumba, Cheikh Anta Diop, d'esquisser de façon assez précise les contours et fondements politiques, énergétiques, économiques, techniques, industriels, communicationnels, etc. de cette puissance continentale africaine qui assurera la libération définitive des peuples africains.
L'Afrique est immense, géographiquement, et nombreuse, démographiquement. Il lui faut de vastes et solides ambitions. Le projet de "Paix perpétuelle" de KANT est encore si lointain, hors de portée du monde actuel. Il nous faut réactualiser le panafricanisme. Le monde contemporain est ce qu'il est : le partage à toute l'humanité des richesses du monde n'est pas pour demain. Les pays riches se refusent catégoriquement d'accueillir et de soulager la misère du monde.
Ainsi, donc, et sans ambiguïté, l'Etat fédéral africain demeure la seule issue, pour aujourd'hui et pour demain. Tout doit s'orienter et s'acheminer vers cette historique issue.
Une nouvelle conscience africaine est par conséquent appelée à l'existence.
Cette nouvelle conscience africaine, devant les nouvelles exigences de vie et de survie, est l'œuvre de toutes les forces vives africaines : .
Écrivains, romanciers, hommes et femmes de théâtre, poètes, qui doivent quitter la description des faits coloniaux et post-coloniaux pour aborder désormais les thèmes majeurs de l'Afrique nouvelle ; .
Musiciens, artistes, athlètes, cinématographes ; couturiers, modélistes, qui doivent percer les mystères, mobiliser les forces, les énergies, les mentalités collectives en fonction du présent et de l'avenir ; . Intellectuels, universitaires, penseurs, cadres, libraires, bibliothécaires, documentalistes, archivistes, muséologues, hommes et femmes des églises, qui doivent chasser l'ignorance, répandre les connaissances, innover et inventer d'autres discours dont les dynamiques transcendent le convenu pour ouvrir de nouvelles perspectives africaines plus solidaires ; . Hommes et femmes politiques, animateurs associatifs, leaders des partis politiques, journalistes engagés comme témoins et acteurs sociaux objectifs, qui doivent hisser les intérêts fondamentaux du peuple africain au-dessus des contingences et accessoires ; . Industriels, banquiers, économistes, juristes, commerçants, militaires, hommes et femmes d'affaires, paysans, ouvriers, citadins, ruraux, constructeurs, architectes, ingénieurs, inventeurs, médecins, pharmaciens, jeunes, adultes, femmes, hommes, qui doivent toujours imaginer et augmenter la créativité africaine et l'échelle continentale.
La construction d'une nouvelle Afrique dans le cadre de l'Etat fédéral africain requiert ainsi une mobilisation générale de toutes les énergies africaines pour le bien-être, la bonne vie, le bonheur de l'ensemble du peuple africain.
Telle est l'initiative africaine dans le monde contemporain qui se résume dans le choix de la solidarité, le choix de la puissance africaine dans un Etat fédéral. Le choix du royaume politique est à opérer avant les schémas économistes, pour l'avènement de "demain l'Afrique" (Edem Kodjo).
Alors, il n'y aura plus de conflits post-électoraux, de politiques de réconciliation nationale, encore moins d'interventions militaires occidentales néocoloniales ; plus de réseaux néocoloniaux, plus de pillage des matières premières, plus de "France-Afrique" : tout l'accessoire cédera alors la place à l'essentiel.
Il ne restera que l'essentiel : la construction d'une humanité de justice, d'égalité, de fraternité et de progrès pour la paix et le bien-être de la famille humaine.
N'est-il pas possible de créer une chaîne d'union panafricaine avec siège à Kinshasa dont le but principal serait d'examiner et de promouvoir le chronogramme de l'Etat fédéral contenu dans l'Etat fédéral de l'Afrique noire : la seule issue (pp. 57-58).
Je vous remercie, Mesdames et Messieurs, Chers amis, le cœur plein de gratitude.
Kinshasa, le 22 juin 2012
Encadré
Théophile Mwené Ndzalé Obenga, né à Mbaya (République du Congo), le 2 février 1936, est égyptologue, linguiste et historien. Avec Cheikh Anta Diop, il défend une vision de l'histoire africaine recentrée sur les préoccupations des chercheurs et intellectuels africains, soucieux de revisiter leur patrimoine (Afrocentricité).
Docteur d’État ès lettres en Sciences Humaines (Sorbonne), il a étudié diverses disciplines : philosophie, linguistique historique comparative, archéologie préhistorique, sciences de l'éducation, égyptologie. Théophile Obenga a étudié la philosophie à l'Université de Bordeaux. Il a fait des études d'histoire au Collège de France, à Paris, et a appris l'égyptologie à Genève. Il a également suivi une formation en sciences de l'éducation à Pittsburgh. Parmi ses professeurs, il y eut Émile Benveniste en linguistique historique, Jean Leclant et Charles Maystre en égyptologie, Rodolphe Kasser en copte, Lionel Balout en paléontologie humaine.
Ancien directeur général du Centre international des civilisations bantu (CICIBA) à Libreville, il est aujourd'hui professeur à la faculté de civilisations africaines à l'université d'État de San Francisco, qui est un campus de l’université de Californie.
Il dirige Ankh, «revue d’égyptologie et des civilisations africaines» éditée à Paris. Entre autres préoccupations scientifiques, cette revue explore les différentes voies de recherche initiées ou renouvelées par Cheikh Anta Diop, dans une perspective épistémologique replaçant l'Égypte ancienne dans ce qu'il considère comme son «cadre naturel africain» et comme l'une des «civilisations négro-africaines anciennes».
Théophile Obenga est l'auteur d'une théorie de linguistique historique qu'il a baptisée «négro-égyptien», celle-ci identifierait des propriétés communes aux langues «négro-africaines», établissant une parenté génétique entre lesdites langues ; y compris l'égyptien ancien et le copte. Le négro-égyptien serait, selon Théophile Obenga, «l'ancêtre commun prédialectal» des langues «négro-africaines» anciennes ou contemporaines. Il estime ainsi avoir reconstitué théoriquement la matrice linguistique de cette parenté génétique des langues négro-africaines.
Les travaux de Théophile Obenga ont un double objectif : mettre en avant les rapprochements entre l'égyptien ancien et les langues d'Afrique noire pour accréditer sa théorie d'une origine commune, et de mettre en avant les divergences entre l'égyptien ancien et les langues berbères et sémites pour essayer de l'extraire de la famille des langues afro-asiatiques dans laquelle les linguistiques placent habituellement l'égyptien ancien.
Par Le Potentiel
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