Episode XII : Dernier Noël pour Lumumba.
Lumumba résiste, les patriotes congolais progressent, à Léopoldville la
subversion s'étend au sein de l'ANC
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Depuis le 3 décembre 1960, Lumumba est détenu au camp militaire de Hardy à Thysville. Il est gardé par les troupes les plus fidèles au régime sous le commandement du colonel Louis Bobozo. Il s'agit des troupes d'élite de l'ANC pro-Mobutu. Il est détenu avec d'autres membres de son gouvernement Okito, Mpolo,... Tous sont isolés et ne peuvent quasiment pas se voir. Les conditions de détention de Lumumba sont "inhumaines" selon les déclarations de Kamitatu : "Depuis 35 jours M. Lumumba subit un traitement inhumain. En 35 jours, il a pu prendre un bain 3 fois ; on lui sert une nourriture de chien (excusez le mot). Il garde le même habit depuis 35 jours. Il gît dans un cachot humide. Il n'a comparu devant aucun magistrat, la visite même de son épouse lui est interdite". (Kamitatu le 04.01.1961, cité par Ludo de Witte, l'assassinat de Lumumba p.143). Lumumba s'est même vu refuser le droit de verser une partie de son argent sur le compte de sa famille pour qu'entre autres sa fille Pauline ne manque de rien. Selon Ludo de Witte, le ministre belge des Affaires africaines, d'Aspremont Lynden, a demandé "à ses collaborateurs d'entreprendre des démarches pour faire bloquer les comptes de Lumumba" (ibid,p. 141). Sans doute pour éviter que Lumumba et ses proches soudoient les soldats qui le gardent. Lumumba le soir crie son indignation et réclame ses médicaments. Il refusa de s'alimenter pendant plusieurs jours. "Lumumba a refusé toute nourriture tout un moment et des témoins auditifs l'ont entendu hurler réclamant des vêtements, une maison et des injections!!!". (Luc De Vos et coll.,Les secrets de l'Affaire Lumumba , p. 268). Il est décrit comme très faible à la mi-décembre. De toute évidence, la CIA, la Belgique avec le feu vert de l'ONU manoeuvrent en coulisse les supplétifs au pouvoir à Léopoldville pour neutraliser définitivement Lumumba et l'envoyer finir soit au Kasaï soit au Katanga. A Léopoldville comme à Elisabethville, le pouvoir en place ne tient que grâce au soutien de l'ancienne force coloniale et à la bienveillance de l'ONU. A Elisabethville, le régime néocolonial n'a nullement l'assentiment de la population il ne vit que grâce à l'aide étrangère. Ainsi l'ambassadeur belge de Brazzaville avait noté dès le 11 octobre 1960 que "l'encadrement [belge] de la Gendarmerie katangaise (...) est un élément essentiel et décisif du maintien de l'ordre au Katanga. Il est nécessaire de bien comprendre que son retrait aboutirait dans les 24 heures à l'effondrement de la Gendarmerie et serait suivi de peu de l'effondrement du gouvernement Tshombe" (cité par Ludo de Witte, l'assassinat de Lumumba, p. 175). Fin décembre l'avancée des forces rebelles en provenance de Stanleyville est telle que Tshombe est obligé de s'assurer les services d'une garde de mercenaires blancs. Il déclare : "En ce genre d'affaires je ne fais confiance qu'aux Blancs" (cité par Ludo de Witte, ibid, p. 175). Ces "affreux" sont recrutés dans les anciennes forces coloniales, mais on trouve aussi parmi eux d'anciens nazis ou d'anciens des troupes de Mussolini. Au nombre de plusieurs centaines, ils coordonnent l'action des troupes supplétives de Tshombe et se livrent à une répression sanglante contre les rebelles et la population civile. Jean Kestergat, journaliste de La Libre Belgique, écrit début décembre concernant la révolte des Baluba en passe d'être rejointe par les patriotes congolais de Stanleyville : "La révolte [des Baluba] a pris des proportions redoutables. Tout le nord se dresse et marche contre les mitrailleuses de l'ONU et celles de la Gendarmerie katangaise. C'est la révolution démente de tout un peuple drogué, fanatisé par ses féticheurs, qui se fait hacher menu au cours d'assauts effrayants. (...) Certains continuent de critiquer l'ONU : or, il est évident que, sans l'ONU, la rébellion du nord ne pourrait plus être contenue et qu'il faudrait abandonner aux rebelles le chemin de fer et toutes les entreprises... En certaines régions, l'ONU elle-même n'ose plus s'aventurer qu'en convois blindés, qui doivent d'ailleurs tirailler sans arrêt" (cité par Ludo de Witte, ibid, p. 176). Les estimaions des pertes dans le rang des rebelles varient entre 7000 et 70.000 hommes voire à beaucoup plus. Mi-décembre, Kestergat écrit "La répression ne peut tout arranger dans sa forme actuelle, qui est trop lente, trop sporadique...".(ibid, p.175). Le colonel Vandewalle déclare "De plus en plus le "régime" (au Katanga, ndlr) était considéré comme l'affaire d'une centaine de Katangais vendus aux Blancs. Cette conception se répandait parmi les gens originaires du Katanga [les Lunda bsa de Tshombe]. Les autres étaient depuis longtemps convaincus". En ce qui concerne la situation politique à Léopoldville, après l'épuration politique entrepris par le tandem Kasa Vubu-Mobutu avec le soutien logistique de la CIA et de la Belgique, la plupart des membres de l'ancien gouvernement s'ils ne se sont pas reconvertis sont soit en fuite, soit réfugiés à Stanleyville, soit en détention, soit ont été tout bonnement assassinés. Malgré cela le soutien de la population reste faible envers Mobutu et Kasa-Vubu. Des commissaires généraux ont été recrutés par Mobutu parmi les intellectuels congolais dont bon nombre ont été soudoyés par la CIA. Selon le Dr Stephen R. Weissman dans le Washington Post du juin 2002, des "documents états-uniens d'archive montrent que la CIA à partir du mois d'août a fait travailler et payer huit haut fonctionnaires congolais - y compris le président Kasavubu, Mobutu (chef d'état-major des armées), le ministre des affaires Justin Bomboko, le conseiller financier Albert Ndele, le président du Sénat Ileo, et le leader syndical Cyrille Adoula - qui ont tous joué un rôle dans la chute de Lumumba."Révélations sur le rôle joué par les Etats-Unis dans l'assassinat de Lumumba. Lire Pressafrique, 29.10.05 Episode V : La résistible ascension de Mobutu, "gouverneur à peau noire" au service de l'Occident). Etienne Tshisekedi, à l'époque commissaire adjoint dans le collège des commissaires généraux de Mobutu, fut aussi impliqué dans la chute de Lumumba. Selon Ludo de Witte ( l'assassinat de Lumumba , p.354-5), le 23 décembre 1960, Tshisekedi a adressé une lettre à Kalonji dans laquelle il exprime "son contentement à propos de l'incarcération de Lumumba et annonce l'extradition des nationalistes Elengesa, Finant, Nzuzi, Muzungu et Mbuyi à Kalonji pour ce qu'il appelle "un châtiment exemplaire". Pour autant que je sache, Tshisekedi n'a jamais démenti cette lettre. En tous cas fin septembre 1960, Tshisekedi est un des premiers à exiger des mesures fermes contre le Premier ministre congolais qui, à ce moment-là, a perdu sa fonction, mais conserve sa liberté. Et, finalement, c'est encore lui qui, fin décembre 1960, a joué un rôle dans les négociations entre Léo, E'ville et Bakwanga où il est question du sort de Lumumba". (Ludo de Witte, ibid, p.355). Quant à Mobutu il reste l'homme fort de la situation, ou tout du moins de l'ANC qu'il commande mais il reste encore d'une grande indécision. Une partie de ses décisions sont inspirées par son conseiller belge, le colonel Marlière que le colonel Vandewalle présente comme "son souffleur", selon Ludo de Witte,(ibid,p.189). Pour Brassine, en ce mois de décembre les hommes fort de Léopoldville sont Nendaka et Ndele. Quant à Kasa vubu, chef de l'état (de manière anticonstitutionnelle puisque le parlement a été dissous de manière illégalle et qu'il doit son poste de président au parlement. Cf.Episode VI : Le 05.09.1960 - La tentative de destitution parlementaire de Lumumba par Kasa Vubu ), modéré parmi les modérés, porte d'entrée à l'ONU du régime néocolonial en constitution, il justifie dès le 7 décembre l'arrestation de Lumumba auprès du conseil de sécurité de l'ONU en ces termes (cité par Luc De Vos et coll., Les secrets de l'Affaire Lumumba , p.270-271) :
Lumumba n'aura jamais le droit à un quelconque jugement ni à une quelconque justification face à ces accusations pour la plupart cousues de fil blanc. Les supplétifs congolais, leur soutien belge ou américain, l'ONU n'ont jamais souhaité qu'il y ait une quelconque explication sur ces crimes reprochés à Lumumba. La tâche la plus urgente qui semblait préoccupper ce petit monde consistait en son éviction définitive par des supplétifs au Kasaï ou à Elisabethville loin de Léopoldville. Hormis ceux du Kasaï, les griefs de Kasa Vubu relèvent de la fabrication et de la construction de preuves à charge. Revenons sur les massacres commis au Kasaï, aisément qualifiés par l'ONU de "génocide" dans le contexte géopolitique que l'on connaît. Cette accusation prononcée à l'encontre exclusive de Lumumba est assez surprenante puisque Lumumba premier ministre n'était pas le commanditaire de la répression dans le Kasaï qui était entrée en sécession immitant le Katanga sous influence de l'ancienne puissance coloniale. Le chef des troupes qui a géré et ordonné de telles exactions sur les populations civiles était tout simplement Mobutu, présent sur le terrain à la tête des troupes de l'ANC dans le Kasaï. Il n'est guère surprenant que Kasa Vubu ne le signale pas dans cette missive à l'ONU. Il l'apprendra à ses dépens lorsque Mobutu installera définitivement son pouvoir totalitaire en le faisant pendre en public avec Tshombe dans le stade de Léopoldville. Mobutu, par un étrange retournement dialectique, digne d'un machiavel accusera ces derniers d'être les responsables de l'assassinat de Lumumba. Mobutu porté au pouvoir par les USA, la Françafrique et la Belgafrique ( Pressafrique, 29.10.05 Episode V : La résistible ascension de Mobutu, "gouverneur à peau noire" au service de l'Occident ) contre la menace communiste, règnera sans partage. Il ne répondra jamais de ses crimes ni de ceux commis sous son commandement dans le Kasaï, ni de ceux commis contre les rebelles où l'on peut parler de véritables massacres à caractère génocidaire touchant les populations civiles dans la région de Stanleyville. En octobre 1968, Mobutu fera assassiner Pierre Mulele, disciple de Lumumba et leader des patriotes congolais indûment appelés "nationalistes" (comme si on appelait les résistants français qui ont contribué à la libération de Paris du joug de l'occupation allemande de "nationalistes"), en l'ayant fait torturer au préalable par démembrement. Mulele, ministre de l'Education nationale dans le premier gouvernement congolais, contrairement à Lumumba lors de leur échappée de fin novembre 1960 avait réussi à rejoindre Stanleyville tandis que Lumumba retraversa la rive de la Sankuru pour rejoindre sa femme et son enfant menacés par les soldats à ses trousses (cf. Episode X : Le 1er décembre 2005, l'arrestation de Lumumba ). En 1963, Pierre Mulele fut le premier en Afrique à déclencher une insurrection populaire contre le néocolonialisme qui s'installait au Congo comme dans tant d'autres pays africains. En 1978, Mobutu après avoir fait massacrer plusieurs milliers de paysans dans la région de Lukamba suite à une opposition grandissante, fera par la suite découper en morceaux Ignam Luam la propre mère de Mulele et assassiner une grande partie de sa famille (selon Ludo Martens dans Pierre Mulele ou la seconde vie de Patrice Lumumba repris sur le site d'un mouvement se réclamant de Laurent Désiré Kabila : deboutcongolais.info ). Où l'on voit le retour de la barbarie coloniale de Léopold II auquelle les forces supplétives se sont totalement identifiées en une sorte d'aliénation culturelle. La rhétorique françafricaine y voit un atavisme africain, d'autres y verront un atavisme colonial. Mobutu mettra en place dans l'ex-Congo Belge un système de contrôle de la population directement inspiré des méthodes de la guerre antisubversive développée par Trinquier et Lacheroy durant la guerre d'Algérie. Les conseillers françafricains et belgafricains en accord avec les réseaux d'ingérence transatlantique sont en grande partie à l'origine de l'application de telle méthode dans le contexte de la guerre froide et du dictatorship confinment. Le territoire du Congo fut quadrillé sur le modèle du damier , chaque partie étant surveillé par une "cellule" de contrôle, les individus étant encadrés, les opposants politiques éliminés et la torture systématisée. Ces méthodes de contrôle de la population et de guerre antisubversive seront appliquées aussi par la Belgafrique au Rwanda après les indépendances. Ubu roi, Mobutu pillera son pays pour le compte de son clan et des autorités de tutelle françafricaine, américafricaine et belgafricaine. Il jouira d'une impunité totale et de la mansuétude de ses parrains occidentaux. Revenons au mois de décembre 1960, rien n'est gagné pour l'ancienne puissance coloniale fortement alliée aux USA et à leurs supplétifs néocoloniaux. En effet la situation semble se retourner contre le pouvoir mis en place à Léopoldville et au Katanga, les patriotes conglais progressent et reprenent du terrain dans le Katanga. Lumumba à Léopoldville commence à créer la subversion au sein même des troupes d'élites de Mobutu en expliquant son programme, son refus de l'aliénation néocoloniale et son souhait de constituer un Congo réellement indépendant. Certains soldats sympathisent avec Lumumba et envisagent sa libération. Le 22.12.1960, Dayal responsable de l'ONU au Congo écrit au secrétaire général de l'ONU : " L'incarcération de Lumumba à Thysville met [Kasa Vubu et Mobutu] en difficultés, du fait des sentiments pour ou contre que cela provoque au sein des troupes". (cité par Ludo de Witte, l'assassinat de Lumumba , p. 140). Le 24.12.1960, les patriotes congolais de Stanleyville ont conquis Bukavu, capitale de la province du Kivu, sans rencontrer de résistance. La révolte des Baluba semble gagner du terrain au Katanga et devant l'avancée des troupes rebelles, les deux composantes sont en passe de s'allier pour conquérir le Katanga aux mains de Tshombe. A Léopoldville les dirigeants néocoloniaux n'en mènent pas large, le régime des "modérés" est qualifié de faible par l'ancienne puissance coloniale tandis que Tshombé s'accroche à ses "affreux" auxquels il doit son maintien au pouvoir. Le 24.12.1960 à Léopoldville, Lumumba est décrit par le commissaire belge de la Sûreté congolaise Lahaye comme étant en pleine forme, il semble "renforcer son emprise sur les troupes d'élite du camp de Thysville". Un rapport de la CIA qui filtrera dans la presse américaine aurait fait état du Noël que Lumumba aurait fêté avec les officiers congolais censés le garder. D'autres bruits coureront au début de l'année 1961. Un ancien collaborateur de Lumumba, L. Lopez Alvarez signale que début janvier les officiers ont souhaité la bonne année à Lumumba. La situation sur le terrain tournant à la faveur des troupes rebelles certains dirigeants néocoloniaux envisagent de relâcher Lumumba pour se préserver sans doute une issue de secours au cas où les patriotes triompheraient. Les autorités supplétives du Katanga commencent à prendre leurs distances avec Léopoldville devant l'incapacité des autorités de la capitale à garder Lumumba prisonnier. C'est la panique à Bruxelles. On s'inquiète en Belgique d'une éventuelle "contamination" des troupes de Thysville et il est envisagé de déplacer Lumumba soit vers le Kasaï à Bakwanga soit au Katanga à Elisabethville. Le 24 décembre, "Dupret (Brazzzaville) rédige un télégramme codé et l'adresse au quartier général de la Gendarmerie à Léopoldville. Le texte contient la demande de Bomboko sur le transfert de Lumumba au Katanga, pour lequel Tshombe a déja donné son accord de principe. Dans la deuxième partie du télégramme, Dupret écrit : "une réponse affirmative est souhaitable, malgré l'échec des tentatives antérieures. Contamination des troupes de Thysville est à craindre". (Ludo de Witte, ibid, p. 183). Le 27 décembre 1960, une mutinerie éclate au camp de Thysville parmi les troupes d'élite de Mobutu. L'adjoint du colonel Bobozo, le lieutenant Schoonbroodt déclare que l'origine des troubles au camp de Thysville "était politique. Il y avait une partie des troupes au camp qui était lumumbiste" (Ludo de Witte, ibid, p.143). Le plus haut gradé du camp, le colonel Bobozo, doit s'interposer devant les mutins qui voulaient libérer Lumumba "Il n'y a rien à faire, il faudrait que vous me tuiez si vous voulez libérer le prisonnier" selon Schoonbroodt d'après Ludo de Witte (ibid, p,143). Les mutins renonceront à leur entreprise et s'en iront. Quelques jours plus tard des dizaines de militaires accusés d'être proche des patriotes seront arrêtés.
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